samedi 5 mai 2018

Les Champignons géants d'Arwen


—Souriez… !
Gustav Gandalfson, aux anges, prit en photo l’assemblée rassemblée devant lui pour la dégustation. La tarte à la pomme unique, de vingt mètres de diamètre, était magnifique, et la dégustation était un grand succès. Plus de mille invités !
Gustav allait et venait entre les tablées, dressées à l’ombre du pommier gigantesque, dont le tronc faisait plus de cinq mètres de diamètre, lesquelles débordaient de mets divers et variés, provenant de divers endroits de la Transylvanie Méridionale : énormes parts de tarte bien sûr, mais aussi grains de raisin gros comme des pamplemousses, et pamplemousses gros comme des grains de raisin, que leur créateur avait réussi à enchâsser dans des cerneaux de noix creux, sans qu’il soit possible de comprendre comment les en retirer, de sorte que l’on était obligé de les manger ensemble; et bien d’autres en-cas délicieux, sans oublier le cidre, et le vin extraordinaire, probablement le meilleur grand cru du monde, que Guenièvre Merlin, l’une des invitées d’honneur, produisait dans ses vignes GM de la vallée voisine.
—Quelle merveille, cette tarte à la pomme ! s’exclama-t-elle. Et ces noix serties de raisin, quel délice ! Dommage, cependant, qu’il n’y ait plus de fraise des bois, ajouta-t-elle tout à trac, tournant la tête vers son voisin de table en faisant virevolter sa splendide chevelure blonde pour lui décocher un sourire moqueur.
Ledit voisin, Thor Sylvebarbe, sourit en retour.
—Je ne vous le fait pas dire. Je me demande ce que donnerait un mélange de sirop de fraises avec l’un de vos délicieux vins blancs. Hélas, il ne reste plus aucune fraise sur toute la planète. Quel dommage !
Assis à la table voisine, je ne perdais rien de leur conversation. C’est probablement mon métier d’espion qui veut ça. Je suis le seul non translylvanien méridional présent, mais personne ne semblait remarquer ma présence.
—Il reste des champignons, en tout cas, intervint Gustav, qui venait de s’asseoir en face de Thor. N’est-ce pas, mademoiselle Arwen ?
Arwen Hobbitdottir lui jeta un regard dont la noirceur ne pouvait se comparer qu’à celle du trou noir qui siège au centre de la voie lactée. Elle était assise à sa droite, en face de Guenièvre. Celle-ci intervint avant que les choses ne s’enveniment :
—Allons, Gustav. Ne blâmez pas cette pauvre Arwen. Je suis persuadée qu’elle regrette que ses champignons géants aient envahi votre propriété. Je suis sûre qu’il est possible de trouver une solution.
—Oui ! Renchérit Thor. Nous avons déjà eu ce genre de pépins. Lorsque mes plants de blé-séquoia ont envahi la Transylvanie, les moisissures GM en ont finalement eu raison. Bon, elles ont aussi éradiqué les fraises, je le déplore. Mais depuis, j’ai créé ces noix-surprise, dont les cerneaux contiennent un grain de raisin…
—Oh, c’est vous qui les produisez ? S’exclama Guenièvre. Quelle merveille !
—Oh, vous n’avez encore rien vu. Bientôt je compte obtenir des noix-cerises fractales. La noix contiendra une cerise, dont le noyau sera une noix, et ainsi de suite.
—Quelle amusante idée !
—Si ça ne vous ennuie pas, je peux en placer une ? Intervint soudain Arwen d’un ton glacial qui jeta un froid polaire sur l’ensemble de la tablée. Il n’est pas question qu’une moisissure s’attaque à mes champignons géants, parce que…
Gustav l’interrompit pour lui répondre d’un ton tout aussi glacial, où perçait une colère contenue :
—Je me fiche de vos raisons ! Vos champignons sont chez moi, ils ont tout envahi, j’ai dû en détruire des dizaines pour nous faire de la place ici même, et vous allez les éradiquer, ou c’est moi qui m’en chargerai !
—Allons, Gustav, l’apostropha à nouveau Guenièvre. Laissez-la parler. Chacun a le droit de dire ce qu’il pense. Nous ne sommes pas des barbares !
—Ah ? Et que sommes-nous ? Lui répondit Arwen. Une bande de milliardaires arrogants et prétentieux, qui jouons avec nos créations biologiques comme des gamins avec leurs jouets, sans en mesurer les conséquences, qui peuvent pourtant être terribles, comme l’éradication de la fraise nous l’a démontré !
—Parce que vous, sans doute, lui répliqua Gustav d’un ton sardonique, vous mesurez les conséquences de ce que vous faite avec vos champignons maudits ?
—Je vends ces champignons dans le monde entier. Ils ont résolu le problème de la faim dans le monde. Moi, je ne m’amuse pas comme une gamine. J’aide à résoudre les problèmes de la planète.
—Planète, mon cul !
Guenièvre posa sa main sur celle d’Arwen, avant qu’elle ne se lève pour quitter la table.
—Cessons ces querelles, dit-elle. Revenons au problème pratique de savoir comment empêcher vos champignons de tout envahir. Qu’est-ce qui nous empêcher d’employer la solution que nous avions utilisée pour les blés-séquoia de ce cher Thor ?
Arwen, qui était effectivement sur le point de se lever, se rassit.
—Oui, dit-elle. On ne peut pas se débarrasser des champignons avec des moisissures.
—Et pourquoi donc ? Demanda Guenièvre
—Parce que les champignons sont des moisissures !
—Hum, fit Thor. Ça, c’est un problème. Il faudrait trouver un agent biologique qui s’attaque à ces champignons…Peut-être un truc qu’on vaporiserait dessus et qui les empêcherait de grandir ? J’imagine que pour créer vos champignons géants, Arwen, vous avez utilisé un gène à déclenchement retardé ?
—En effet ! Je vois que vous connaissez le processus. Mes champignons restent minuscules pendant dix ans, puis ils grandissent en une seule année, de mille fois leur taille, avant qu’elle ne se stabilise. Comme j’ai commencé mon travail il y a onze ans, seule une petite partie de mes jolis champignons a atteint l’âge adulte, si l’on peut dire.
—Vous voulez dire, objecta Gustav, qu’actuellement, en plus de ces... (d’un large geste, il désigna la forêt de champignons géants qui entourait la clairière où poussait le pommier géant) …monstruosités qui ont envahi ma propriété, il y en a encore plus, prêts à… bourgeonner un peu partout ?
—Des milliers ! Répondit tranquillement Arwen. Ces champignons ont un nombre de spores proportionnel à leur taille.
Gustav se leva d’un bond en hurlant :
—Mais vous êtes complètement malade !
Tous les visages de l’assemblée se tournèrent vers leur table. Même Guenièvre était choquée.
—Arwen, dit-elle d’un ton qu’elle s’efforçait de garder calme, dites-moi que vous avez une solution !
Arwen sourit.
—J’en ai une.
Le soulagement de l’auditoire était palpable.
—Laquelle ?
—Il m’a fallu dixans de recherche, mais j’ai enfin pu créer un nouveau champignon, minuscule, dont les spores sont des régulateurs de croissance. Ils bloquent la croissance des autres champignons à l’âge de dix ans. De sortes que si nous disséminons ces nouveaux champignons, les autres resterons des champignons ordinaires.
Gustav hurla de nouveau.
—Et bien, qu’est-ce que vous attendez pour disséminer vos fichus champignons régulateurs ?
—Je n’ai pas fini tous les tests.
—On s’en fout, de vos tests ! Si ça se trouve, la moitié de la Transylvanie Méridionale est déjà contaminée…
—Pas la moitié. La totalité. Et sans doute au-delà de nos frontières.
Gustav leva les mains vers le ciel en signe de désespoir, puis sauta sur la table et apostropha l’auditoire, à présent silencieux.
—Ecoutez tous ! Vous avez entendu Arwen ? Si nous ne faisons rien, d’ici un an ou deux, la totalité du pays sera envahie par ces champignons géants ! Arwen nous affirme qu’il existe une solution, des micro champignons régulateurs. Qui parmi vous souhaite qu’elle les dissémine dès maintenant ?
Tous les transylvaniens levèrent la main, sauf moi, mais personne ne le remarqua.
—Selon les lois de notre pays, Arwen, vous êtes désormais dans l’obligation de vous soumettre à la décision collective. Immédiatement !
Arwen se leva, très digne.
—Bien, dit-elle. Puisque c’est ainsi. J’espère que nous n’aurons pas à le regretter.
Elle quitta la table. Discrètement, je me levai moi aussi, et je la suivis. Je la rattrapai juste avant qu’elle n’atteigne sa voiture.
—Mademoiselle Arwen ! L’apostrophai-je.
Elle se retourna vers moi.
—Qui êtes-vous, monsieur ? Je ne crois pas vous connaître.
J’éludai la question.
—Vous avez dit que vous n’aviez pas fini tous les tests. Quels sont les risques ?
Elle me regarda attentivement. L’examen dut être favorable, car elle sourit.
—Je ne suis pas sûre que les spores régulatrices n’agissent que sur les champignons géants.
—Ils pourraient inhiber la croissance d’autres espèces de champignons ?
Son sourire s’effaça.
—Pas seulement de champignons. D’autres végétaux. Et peut-être même des animaux. Peut-être même les humains.
—Quoi ?! Que se passerait-il, si ces spores agissaient sur les êtres humains ?
—Eh bien, la croissance physique des enfants s’arrêterait à l’âge de dix dans. Mentalement, ils continueraient de grandir et de vieillir. Mais physiquement, ils resteraient des enfants de dix ans.
—Mais c’est terrible !
—Oh, c’est très peu probable !
Nos regards se croisèrent, et je sus qu’elle avait menti. Elle savait la faute immense qu’elle allait commettre, et je ne pus réprimer un frisson.
—Vous avez entendu la décision de ces incapables. Je dois m’y soumettre.
Elle ouvrit la porte.
—Une minute, dis-je alors qu’elle allait embarquer. Ces champignons régulateurs… Comment allez-vous les contenir dans les limites du pays ?
—Ce sont des champignons. Leurs spores sont disséminées par le vent. Et ils sont extrêmement nombreux. D’ici quelques années, toute la planète sera touchée.
Elle s’assit. Son regard était d’une tristesse insondable.
—Vous avez des enfants, monsieur ?
—Non.
—Moi, si. Ils n’auront jamais plus de dix ans. Leurs organes sexuels n’atteindront pas leur maturité. Ils ne pourront pas se reproduire.
Avant que je puisse faire quoi que ce soit, elle claqua la portière et démarra en trombe.
Terrifié, je restai là, les bras ballants. Soudain, un fracas énorme se fit entendre, du côté de l’assemblée. Le sol trembla légèrement. Tournant la tête, je vis qu’une pomme géante venait de se détacher du colossal pommier, et avait chu sur la table de Gustav, Thor et Guenièvre, les touant sur le coup. Dans la confusion qui suivit, tout le monde oublia Arwen et la décision qui venait d’être prise. Je crois que nous sommes la dernière génération d’humains.

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