samedi 7 mai 2016

Sacrifices

Un jour, au début de l'année, alors que je me faisais réprimander par une enseignante parce que je n'avais pas fait mes devoirs, il m'a attendue à la sortie de la classe. Alors qu'on ne s'était jamais parlé avant, il s'est planté devant moi et m'a proposé son aide. Depuis, il me donne discrètement les réponses aux contrôles et me copie les devoirs à faire à la maison. Pour éviter qu'on nous voie ensemble, il les dépose dans mon casier chaque matin. Il ne m'a jamais rien demandé en échange. Un sourire quotidien et un remerciement bimensuel semblent lui suffire. Mais je ne suis pas dupe, on ne rend pas service juste pour la beauté du geste, ça se saurait ! Alors j'ai vite compris que son intérêt était simplement de créer un lien entre nous, une dépendance, un besoin. En bref, je lui plais, et même si l'inverse n'est pas vrai, je n'allais pas refuser cette aide.  Mais ce midi, lorsqu'il m'a demandé de le rejoindre à l'ancien lavoir juste après les cours, j'étais obligée d'accepter, pour ne pas compromettre notre relation. Je lui dois bien ça !

La sonnerie de fin des cours retentit enfin. Rapidement, je range mon cahier et ma trousse dans mon sac, et je me lève. Je suis toujours la première à partir. En traversant la salle vers la sortie, je le vois au premier rang, se retourner et me regarder avec insistance, comme un rappel pour tout à l'heure. Le lavoir, oui je sais, je lui fais un petit signe de tête discret. Je n'aimerais pas qu'on pense qu'il se passe quelque chose entre nous. Parce qu'il ne se passe rien.
Devant le lycée, on se rejoint entre copines pour discuter encore un peu. On aime prolonger la journée au maximum. Aujourd'hui ça m'arrange particulièrement, ça m'évitera de faire le trajet avec lui jusqu'au lavoir. Je le rejoindrai là-bas, avec le retard conventionnel des filles populaires. Le bus klaxonne une dernière fois avant de partir, les filles se dépêchent de monter dedans, je leur crie que j'ai besoin de réfléchir, que je vais rentrer à pieds. Le bus démarre, elles n'ont pas le temps de faire leurs curieuses et c'est tant mieux.

Je marche le long de la route, en direction de la rivière. J'espère qu'il n'imagine pas que nous allons avoir un rencard amoureux. Il n'est vraiment pas mon genre. Je préfère les mauvais garçons, ceux qui n'écoutent pas en cours, qui ne traînent qu'en bande, ceux qui portent des survêtements et des baskets même quand il n'y a pas sport. Lui est toujours attentif, il participe en cours et j'ai souvent pitié de lui quand je le vois poser des questions en remettant ses lunettes bien sur le haut de l'arête de son nez. Il est tellement discret que je ne saurais même pas dire s'il a des amis.


Je traverse le pont et coupe par les champs pour suivre le cours de la rivière jusqu'à la bordure de la ville. Je vais en avoir pour moins de cinq minutes, le temps nécessaire pour préparer la manière par laquelle je vais réussir à me sortir de là. Je ne lui veux aucun mal, alors pour ne pas lui donner d'espoir je vais rester froide et distante. Il faut aussi que je m'arrange pour que ça ne dure pas plus d'une heure. Si ça s'éternise, il pourrait mal interpréter mes intentions. S'il tente de m'embrasser, je ferai l’offusquée, je m'enfuirai en courant. Ça risque d'être gênant entre nous après l'avoir repoussé, de faire comme si de rien n'était. Et s'il décidait d'arrêter de m'aider ? J'ai besoin de lui pour ne pas redoubler ! Je ne vais quand même pas devoir l'embrasser pour qu'il continue de bien vouloir m'aider ! Je dois y réfléchir, ce n'est pas le moment de faire un mauvais choix. Mes parents m'ont toujours dit que le plus important dans la vie d'un adolescent c'est de préparer son avenir et qu'il faut parfois savoir faire des sacrifices pour réussir. Un baiser comme sacrifice ? En espérant qu'il ne veuille rien de plus de ma part. En prenant du recul, j'avoue que ça pourrait être bien pire : il n'est pas vraiment moche et puis il sent toujours bon. L'embrasser ne sera pas si désagréable que ça. Allez, pour la bonne cause, je vais me laisser faire.

Maintenant que je suis arrivée à destination, ça paraît logique que c'est un lieu de rendez-vous amoureux. L'eau calme reflète le ciel d'un bleu azur, les grands chênes qui encadrent le lieu, et le lavoir lui-même, vestige d'une période d'un romantisme indéniable. Suite à la dernière tempête, c'est devenu un abri pour le bois qu'on a récupéré dans la forêt. Il est stocké là pour ne pas prendre la pluie, et les gens du village peuvent venir se servir pour leurs feux de cheminée.

Il est assis sur les troncs empilés, et il me fait déjà signe alors que je suis encore trop loin pour qu'on puisse s'entendre. Je me prépare en récapitulant : éviter la gêne, l'embrasser, le prendre dans mes bras, le rassurer et partir. Pas plus. Et pas plus longtemps que ça. D'ailleurs s'il est du genre timide je prendrai les choses en main pour ne pas perdre de temps. J'escalade tant bien que mal les troncs en face de lui pour me mettre à sa hauteur.
- Salut !
- Salut ! Si madame veut bien se donner la peine de s'asseoir. Ça fait une demi-heure que je t'attends, qu'est-ce que tu faisais ?
- Je discutais avec les filles, c'est pas si grave !
- Bon, je t'ai demandé qu'on se voie parce que j'ai quelque chose à te demander. Ce n'est pas facile…
Il a beau ne pas terminer sa phrase, je ne m'attendais pas à ce qu'il soit si à l'aise. Je me prépare à l'embrasser, qu’il me le demande ou qu’il me montre juste qu’il en a envie. Mais même si nos corps se font face, il regarde l'eau du lac derrière lui, à travers l'armature en bois des murs du lavoir. Je vois des vaguelettes faire des ronds concentriques, mais je suis trop loin pour distinguer des poissons.
Il se retourne, me regarde dans les yeux, comme concentré à nouveau. Il reste silencieux, comme s'il cherchait à mettre des mots sur ses sentiments. Je vais lui épargner ça,  c'est le moment de se dévouer ! Je ferme les yeux, avance ma bouche, et attends.
- Mais qu'est-ce que tu fais ? Tu es folle ?
Comment ça ? Je rouvre les yeux, me recule tout doucement, et réfléchis à ce que je vais bien pouvoir lui répondre. Mais il me sauve en enchaînant :
- Je ne sais pas pourquoi tu as fait ça. Je suis vraiment désolé si tu as cru que c'était un rendez-vous amoureux, ce n'était pas mon intention, pas du tout.
- Mais pourquoi tu voulais me voir alors ?
- J'ai un service à te demander, tu dois me promettre que ça restera entre nous avant que je te dise ce que c'est.
- C'est compliqué. Entre filles on se dit absolument tout, tu sais !
- Allez, s'il te plaît, tu me dois bien ça !
Il a raison, il n'y a pas grand-chose que je pourrais lui refuser. Je vais dire oui par curiosité, mais je me donne la possibilité de changer d'avis.
- D'accord.
- Alors je t'explique : j'ai eu un gage, à un jeu avec mes amis. Mais je ne veux pas le faire.
- On veut rarement faire les gages. Tu veux que je le fasse à ta place, c'est ça ?
- Non, non.
Il regarde les troncs maintenant, il gratte l'écorce avec ses ongles.
- Allez, dis-moi, qu'est-ce que c'est ?! Tu commences à me rendre curieuse ! Et je te préviens, si c'est sale ou bizarre, je ne le fais pas.
- Tu n'as rien à faire à proprement dire.
- Dis-moi alors !
- Mon gage c'est de t'embrasser.
- Ah…

Je ne m’y attendais pas. Ce n'est pas logique vu que je lui ai servi ce bisou sur un plateau il y a quelques secondes et qu'il n'en a rien fait.
- Mais pourquoi tu n'en as pas profité tout à l'heure ? Tu n'aurais même pas eu besoin de me dire que c'était un gage et tu savais que je me laisserai faire !
- Ce n'est pas pour te vexer, mais tu ne me plais pas spécialement.
- Au point de ne pas vouloir m'embrasser alors qu'on t'a défié de le faire ? Tu plaisantes j'espère ? Tu imagines le nombre de garçons qui rêveraient d'être à ta place ?
- Je ne dis pas que tu es repoussante, juste que je n'ai pas envie de t'embrasser.
- Mais pourquoi tu m'aides en cours depuis tout ce temps alors ?
- J'ai eu un peu pitié de toi. Je ne pense pas que tu sois bête et je voulais t'aider à rattraper le niveau. Non, c'est mal dit...enfin, tu m'as compris.
C'est à mon tour de détourner le regard. Je ne pensais pas pouvoir inspirer de la pitié à qui que ce soit dans ma vie, je suis à peu près sûre de provoquer l'envie, autant chez les garçons que chez les filles. Je n'arrive pas à y croire.
- J'ai juste besoin que tu fasses savoir qu'on l'a fait. C'est tout ce que je te demande. C'est possible ?
- Oui.
- Donc on change l'histoire de ce rendez-vous, je t'ai demandé qu'on se voit, tu es venue, on s'est embrassé, mais ça n'ira pas plus loin, d'accord ?
- Oui.
- C'est super, merci, t'es une chouette fille ! Bon je te laisse, il y a entraînement de rugby ce soir.

Il est parti sans vraiment me dire au revoir. Je n'ai rien dit non plus, vexée. Je ne bouge pas, le regard rivé sur l'eau. Un coup d’œil à ma montre. Ça n'a duré que vingt minutes.


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