samedi 7 mai 2016

Le Témoin silencieux

« - Ça y est, nous sommes chez nous !
-          Chéri c’est…
-          Non ne dis rien, viens voir, la maison n’est pas immense mais le hangar est gigantesque et…
-          Attends, attends, moins vite. Tu…tu rends compte ? C’est fou. Quand tu m’as parlé de ce projet l’année dernière, cela semblait … »
Bernard posa délicatement son index sur les lèvres de sa femme, et l’emmena doucement visiter les lieux.
Je me souviens très bien de ce moment, et ce qui les y a amenés. La première balade, le coup de cœur pour une maison en ruine au bord du Lot, l’envie folle d’un charpentier de métier de faire lui-même tous les travaux… et les voilà, douze mois plus tard faisant le tour de la bâtisse restaurée. Une nouvelle vie commençait pour eux, comme pour moi et j’allais pouvoir être le témoin privilégié de leurs instants de vie.
« - Et regarde j’ai même réparé le ponton ! Et là, on pourra stocker les canots sous le hangar l’hiver, et je pourrai aller pêcher ou emmener nos enfants sur l’eau.
-          Nos enfants ?
-          Je…Je crois qu’un ou deux fils…
-          L’homme a finalement donc un cœur.
-          Oui. Tu sais, je pourrais apprendre aux garçons à pêcher, à fabriquer une cabane, on pourrait bricoler sous le hangar, retaper une voiture de collection...
-          Et bien quel programme !»
Bernard restait songeur, s’imaginant un fils à qu’il apprendrait tout, un homme à qui il transmettrait le flambeau. Irène s’amusait de la situation. Et le jeune couple se faisait rêveur face à la rivière.
[…]
Bien des saisons passèrent et l’euphorie s’atténua vite pour se mouvoir en un bonheur, celui des premières années des enfants.
Lise, l’aînée, sûrement pas le garçon que Bernard aurait voulu avoir, mais elle était sage, élève modèle qui faisait la fierté de ses parents. Paul, le second tout aussi introverti mais d’une autre manière. Le garçon peinait à trouver sa place tant son père attendait de lui. Le futur homme de la maison avait en effet un rapport aux choses bien différent de son paternel. Enfin Ophélie, ah Ophélie. Si Dieu avait souhaité présenter la joie aux hommes, il aurait envoyé cette gamine. La petite dernière était en effet un vrai boute-en-train, caractère facilité par sa position de benjamine. On pardonnait tout à la favorite de la famille.
Je me souviens de leurs conversations lorsqu’ils étaient tous à table :
« - Et qu’est-ce que vous voulez faire comme métier plus tard ?
- Moi je veux être chasseuse de lucioles ! Comme ça j’en mettrai dans toutes les maisons et plus aucun enfant n’aura peur du noir ! »
L’innocence d’Ophélie faisait des merveilles et chacun rigolait. A elle, on ne faisait aucune remarque sur ses rêves d’enfants, mais à Paul… Bernard le soumettait rapidement à la question :
« - Et toi Paul, tu veux faire quoi ? Pilote de course ? Policier ? Travailler le bois comme Papa ?
-   … Je…
-   Bah allez, parle que diable, ce n’est pas dur de savoir pourtant.
-   Chérie c’est un enfant, il…
-   Oh ça va, être enfant ça n’empêche pas d’être intelligent. Regarde ma petite Elise, elle sait elle, elle fera médecin hein ma chérie ? »
Elise acquiesçait sans afficher de volonté particulière, personne n’aurait pu dire si elle faisait plaisir à son père ou à elle-même avec cette réponse.
Bernard insistait auprès de son fils :
« - Bon alors tu nous le ponds ton futur métier ?
-          Il va être un monsieur des livres !
-          Hein ? qu’est-ce que c’est que ça Ophélie ?
-          Bin, Paul il est fort avec les mots, il me raconte toujours plein de jolies histoires, alors quand il aura plein d’histoires, bah il les mettra dans des livres.
-          C’est ça que tu veux faire ? Ecrivain ? Tu n’as pas pensé à un vrai métier ?
-          C’est vrai qu’il a très bonnes notes en dictée et en poésie.
-          Et voilà, tu recommences à le défendre…
-          Et souffle fort Zéphyr
      Puissent tes vents me suffirent
      Pour prendre l’horizon
      Pour nouvelle maison. »
Le jeune Paul avait mis fin à la discussion, par quatre vers de sa propre plume, quatre vers que je savais lourds de sens et qui résonnent encore en ma mémoire. Bernard ne disait plus rien, incapable d’apprécier ou de juger l’acte et l’esthétisme. Irène souriait intérieurement et Ophélie riait aux éclats, comme toujours amusée par les mots de son frère.
[…]
La mousse s’amoncela sur la toiture du hangar, ancrant un peu plus le lieu dans son environnement. Bernard, cassé par des années de labeur ne pouvait de toute façon plus monter sur le toit pour s’en occuper. Cela lui donnait une raison de plus de rabrouer Paul, pour qui tout acte manuel était sa pierre de Sisyphe.
A table les discussions avaient gagné en maturité, du moins dans la forme, le fond n’ayant jamais vraiment changé.
« - Depuis combien de temps tu sors avec ce Sébastien ?
-       Trois mois.
-       Il est joli garçon ?
-       Un peu trop, elles lui tournent toutes autour ! »
Ophélie ne pouvait s’empêcher de titiller sa grande sœur. Elle pouvait se le permettre, comme d’habitude on lui passait tout. La jeune femme en avait bien profité, militante féminine, cheveux décolorés et tressés, vêtements larges et colorés, écologiste passionnée, ses choix étaient à l’inverse de tout ce que son père aurait pu attendre, mais Bernard ne lui faisait aucun reproche.
Irène continuait d’interroger ses enfants :
«  - Et toi Paul, ça va ? Tu m’as l’air fatigué ?
-       Ce n’est pas l’effort qui le tue…
-       Je… oui… la fac m’ennuie mais…
-       La fac l’ennuie… mais quel bon à rien. Dieu ne m’a donné qu’un fils et c’est un putain de fainéant.
-       Je … je vais sortir de table.
-       Pour changer… Finir un repas avec nous, ça fait longtemps que tu n’en es plus capable. »
Ophélie lançait un regard noir à son père et emboitait rapidement le pas à son frère jusqu’au ponton.
« - Fatigué hein ? Ce ne serait pas plutôt tout ce que tu fumes qui te donne ce regard de chien battu ?
-   Ophélie ne t’y met pas aussi… pas toi.
-   Quoi pas moi ? Je suis la seule de ton côté et je t’aime bordel, je ne vais pas te laisser t’enfoncer sans rien dire.
-   Il y a des douleurs qu’on ne guérit pas, et … ce que je fume ne me suffit plus de toute façon.
-   Pourquoi t’essayes pas d’en parler à quelqu’un ? Un psy ?
-   Pour que Papa m’ajoute l’étiquette de taré à toutes les autres ? non merci.
-   … »
[…]
«  - Tu tiens le coup ? »
La question d’Ophélie ne trouvait pas de réponse, tout comme sa main sur le bras de son frère ne ressentait aucun tressaillement, aucune réaction physique. Paul s’était oublié depuis longtemps, il était là, sans l’être. La cure de désintoxication l’avait éteint ; fini les vers et les jolis mots échangés avec sa sœur. Ses yeux n’avaient plus cette capacité à voir au-delà des choses.
« - Laisse-le, il a vingt-sept ans, il sait manger tout seul. »
Le ton était impitoyable, refusant l’existence d’un quelconque échec. Bernard n’avait jamais compris son fils.
Il voyait la drogue comme une erreur, un acte de stupidité, sans voir que Paul, en hypersensible, n’avait juste chercher qu’une échappatoire à ses douleurs. Bernard n’avait jamais été tendre : un seul fils, loin de l’image virile et vieille école qu’il était lui-même. Il l’aimait malgré tout, mais incapable de le montrer à cet enfant qui vivait autrement les émotions, il n’avait su que toujours le rabaisser. C’est finalement lui qui l’avait poussé dans le tunnel qu’était devenue sa vie : un chemin sombre dont les murs bâtis des espérances paternelles, de ses exigences d’image, de tant de briques imposées, que finalement Paul n’avait jamais eu la place de s’exprimer.
« - C’est bon Papa.
- Quoi ? Je n’ai plus le droit de parler dans cette maison ? Tu n’es pas sa mère à ce que je sache ? »
Ophélie bouillonnait, elle ne se laissait toujours pas impressionner par son père. Et son entrain habituel se transformait souvent en esprit combatif lorsqu’il s’agissait de défendre ses opinions.
« - Non sa mère est là et elle ne bouge pas d’un pouce… »
Elle pointait du doigt sa mère Irène qui restait silencieuse. Elle attrapa son frère par le bras et le fit quitter la table avec elle.
« - Viens je vais te payer un café en ville.
- On ne vous a pas donné la permission de sortir de table.
- Papa…on a vingt-sept ans. »
Et la porte d’entrée claquait quand les deux enfants en passaient le seuil, tandis que Bernard n’en finissait plus de maugréer sans pouvoir les arrêter.
Les repas de famille n’avaient pas toujours été comme ça. Je me souviens des premières années, de ces gamins qui couraient autour de la table en chêne… La table… « Dans le même bois que ces murs » se vantait souvent Bernard, pas peu fier de son œuvre. Elle était d’ailleurs à son image : brute et peu travaillée, large et accueillante, témoignant d’une générosité cachée. Mais elle était un peu mal placée, disproportionnée par rapport à la pièce, comme essayant de trouver sa place à l’intérieur alors que la nature, le dehors, lui seyait tellement mieux…
[…]
J’aurais aimé pouvoir accrocher des rideaux noirs aujourd’hui, pleurer à ma façon la perte d’un être cher. C’est comme si l’un des piliers de ma charpente s’était brisé, rongé par la vermine.... Je sens les pas légers d’Ophélie près des lattes de la balustrade, si légers, et pourtant si lourds de tristesse. Son père est mort.
Ses sanglots m’en faisaient presque oublier la chorale bucolique des oiseaux des alentours. Irène s’était rapprochée mais aucune d’elles ne pouvaient échanger le premier mot. Le silence dura quelques instants avant qu’Ophélie ne le brise:
« - Pourquoi tu l’as laissé sortir? Tu… tu savais qu’il ne devait pas rester sans surveillance…
-       Personne n’a jamais muselé ton père. Aucun de ses patrons, ni la maladie, ni moi. S’il avait décidé que… il le faisait c’est tout.
-       Il ne pouvait plus décider, il ne devait plus!
-       Peut-être qu’il a eu un dernier moment de lucidité et qu’il a voulu être à nouveau maître de lui-même. Tu sais combien il aimait cette maison et venir passer du temps sur le ponton.
-       Il s’est noyé maman! Putain il s’est noyé! »
Les mots résonnaient entre les gémissements de tristesse.
« - Le légiste n’est pas sûr qu’il n’a pas fait une attaque avant et que c’est ça qui ...qui l’a fait tomber à l’eau. Peut-être qu’il savait que c’était l’instant. Et qu’il a préféré le vivre à l’endroit qu’il aimait le plus… »
[…]
La vie offre une multitude de petits bonheurs. L’esprit humain n’est souvent pas assez contemplatif pour comprendre que chaque instant est d’une allégresse incomparable. Il a tendance à ne se focaliser que sur les évènements marquants, les bons comme les mauvais, les naissances, les mariages, les accidents, les décès, alors que d’innombrables parcelles de choses positives parsèment le long chemin de sa vie.
La mémoire humaine est ainsi faite. Pas la mienne. Mais il ne serait pas compréhensible pour vous que je narre tous ces feu-follets de plaisir que j’ai pu contempler dans leurs vies. Je vais donc me contenter d’avancer en ne citant que ce vous vous auriez vu en les observant.
Elise a terminé ses études de médecine, se spécialisant en oncologie. Elle s’est mariée avec le beau Sébastien, mais ils n’ont pas eu d’enfants car deux ans plus tard, elle découvrit qu’il la trompait. Cela brisa quelque chose dans l’esprit de l’éternelle enfant-modèle. Le mérite avait-il un sens ? Elle qui avait tout donné pour plaire à son père, aux yeux des autres, qui s’était sacrifiée pour s’accomplir, se retrouvait moqué par le destin de cette manière ?
Et finalement avait-elle vraiment aimé Sébastien ? N’avait-elle jamais su si elle éprouvait des sentiments ? Pour lui, pour d’autres, pour les autres, pour elle ? Avait-elle oublié de s’écouter ?
La vie la rattrapa ainsi et elle abandonna son poste et partit pour un tour du monde. Elle a rencontré une femme à ce que j’entends ici. Je suis sûr qu’elle se découvre et apprend enfin à s’aimer et à aimer la vie.
Paul, mon triste Paul. Triste car c’est ainsi que vous l’avez sûrement toujours vu. Et pourtant, il fut à jamais ma lumière, l’incroyable pureté des sentiments. Sa compréhension du monde et le regard attendri qu’il posait sur toute chose, sont toujours entrés en résonance avec mon âme. J’entends encore ses mots, quand tout petit il déclamait ses poésies. J’entends encore ses vers quand à l’adolescence il brûlait ses passions en orateur devant Ophélie. J’entends encore son cœur suintant l’encre du vrai, du vivant, blesser à jamais milles feuilles de papier. L’artiste maudit comme il se définissait, l’enfant écrivain comme je le voyais.
Paul est mort. Fatigué par la vie, la drogue, éreinté par la tristesse de ne pas avoir pu ouvrir les yeux de son père…
Avec lui, une autre lumière s’est éteinte. Ophélie en perdant son frère, perdit tous ses combats, et la turbulente lionne avait muté en une femme passive et silencieuse. Elle ne rirait plus jamais et ne ferait plus rire non plus.
[…]
Me voilà donc, un nombre incertain de saisons plus tard. Tous sont partis sur l’autre rive à l’exception d’Elise et d’Ophélie. Mais aucune ne vient plus me voir. L’une vit un peu partout autour du monde, s’enrichissant de mille cultures, et oubliant peut-être nos jours heureux. L’autre, la benjamine, a perdu sa gaieté d’antan et je la vois encore parfois à l’orée du chemin, n’osant s’approcher. Le passé la hante, mais toujours l’attire.

De nouvelles âmes m’ont investi, je suis “moderne” dit-on maintenant. On m’a incrusté des mécaniques, domotique et géothermie selon les termes des nouveaux habitants. Mais dans mon bois, je reste la maison d’une seule famille, témoin privilégiée de leurs vies.

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