samedi 7 mai 2016

Maudit bâtard

Yannick venait de jeter l’ancre après avoir amarré le cabin-cruiser à sa bouée habituelle. Le soleil couchant éclairait les quelques embarcations qui dansaient, dans un doux clapotis, devant le port. Il avait mis à l’eau son petit dinghy, et commençait à se diriger vers le quai en sifflotant.
Il avait cru voir une ombre dans l’eau se diriger vers son rafiot, mais il avait mis ça sur le compte de la fatigue après une grosse journée. L’explosion est venue de dessous. Comme une torpille surgie du fond de l’eau l’animal a fait voler le dinghy, et son passager s’est retrouvé dans l’eau, a moitié assommé par la violence du choc. Au moment où il reprenait ses esprits, la bête a de nouveau jailli et l’a écrasé de tout son poids. Il avait à peine sorti la tête de l’eau pour reprendre son souffle, qu’une force irrésistible l’a happé et entraîné vers le fond.
Depuis mon bureau situé au septième étage du building abritant le ‘Rotterdams Dagblad’ journal d’investigation dont je suis la rédactrice en chef,  je regardais sans réellement les voir les « Ducs d’Albe » émergeant des eaux scintillantes du port. Je me demandais bien pourquoi on donnait également à ces dispositifs d’amarrage le nom de « Dolphin ».
Alors brusquement l’évocation  du mot Dauphin me fit faire un saut de quarante ans en arrière.
Jeune reporter, je venais de décrocher un job dans un quotidien du Québec. Un père néerlandais et une mère française m’avaient facilité les choses au niveau des langues pour obtenir ce poste, et j’attendais sans illusion le ‘scoop’ qui me lancerait dans les hautes sphères du journalisme.
Un jour de septembre, le rédacteur en chef m’appelle dans son bureau et me lance :
-          Tiens, Brigitte (en fait, moi, c’est plutôt Birgit) regarde ça !
Une feuille de chou de l’embouchure du Saint Laurent, datée du 25 septembre 1964, titrait :
« Un dauphin attaque sauvagement un marin dans le petit port de Kegaska (province du Québec).
« Un dauphin a attaqué et tué un marin dans le port de pêche de Kegaska hier matin sans aucune raison. Les autorités ont décidé, pour la sécurité des habitants de cette paisible bourgade de bord de mer, de mettre tout en œuvre pour capturer cette bête sauvage. »
J’avais un solide bagage en biologie et en zoologie, et cette nouvelle me paraissait complètement invraisemblable. Jamais au cours de mes études et de mes expériences avec ces mammifères je n’avais constaté ou même imaginé un tel comportement. Je ne pouvais pas concevoir un scénario pouvant déboucher sur un tel drame. Il y avait forcément une explication, ou alors tout ce que j’avais appris sur les Dauphins, sur leur besoin de côtoyer les hommes, sur leur sociabilité, leur jovialité, tout cela s’écroulait d’un coup.  
Je pris immédiatement la décision de me rendre sur place pour tenter de comprendre l’inexplicable : comment un Dauphin peut-il décider d’attaquer un être humain et vouloir sa perte sans motif,  ni signe précurseur ?
La route était longue et sinueuse mais j’étais tellement préoccupée que je n’ai pas vu le temps passer. Lorsque j’arrivais, en fin d’après-midi, sur le port avec ma petite Sunbeam Alpine, le soleil couchant éclairait les quelques maisons et le restaurant/hôtel/café/épicerie devant lequel je me suis garée. J’ai remarqué qu’il y avait là, assis sur un muret qui faisait face  au port, trois petits vieux qui suivaient le mouvement du véhicule pendant que je faisais la manœuvre. Il faut croire que la mode de la mini-jupe n’était pas encore arrivée dans ces contrées, car quand je suis descendue de voiture, j’ai bien senti les regards qui s’affolaient sous les visières des casquettes de base-ball. Il faut dire qu’avec ma silhouette à la Jane Birkin je ne passais pas inaperçue.
J’ai pris une chambre (enfin, la chambre) dans l’établissement, et après avoir demandé où était située la capitainerie, je me suis rendue à la mairie qui en tenait lieu. C’était  à quelques centaines de mètre. Il y avait là une petite foule attirée par l’affaire du Dauphin, et j’appris très vite que celui-ci venait d’être capturé. Malheureusement la manœuvre n’avait pas permis de le prendre vivant. Quand j’ai indiqué que je venais pour un journal de Québec, on m’a permis de le voir.
Quelle ne fut pas ma surprise quand j’ai constaté qu’il s’agissait d’un grand Dauphin à flanc blanc du Pacifique ! La seconde surprise fut de découvrir que ce dauphin présentait deux marques circulaires autour du corps. En regardant de plus près, ces marques ressemblaient  à celles qu’aurait faites un double collier. Les cicatrices étaient très profondes, mais aussi très ancienne. Alors, à cet instant je compris. Depuis quelques années, l’U.S. Navy développait un programme appelé Navy Marine Mammal Program (NMMP). J’avais eu accès à des documents qui prouvaient, de manière certaine, l’implication de la Navy dans des expériences visant à dresser des Dauphins à flancs blancs du Pacifique. Il s’agissait de tester leur aptitude à porter des charges, reconnaître des engins explosifs, guider des nageurs de combat etc.... La Navy se défendait de vouloir utiliser ces animaux à des fins belliqueuses. Cependant, tout cela baignant dans un contexte de guerre froide, aucun spécialiste n’était dupe sur la finalité du projet. J’avais donc devant les yeux un spécimen de ces mammifères ayant servi à ces expériences.
Pourtant, cela n’expliquait pas comment cet animal était arrivé jusqu’ici, et surtout pourquoi il avait attaqué ce pêcheur avec autant de sauvagerie.
Le lendemain, en arrivant sur le port pour prendre ma voiture et retourner sur Québec, je revis mes trois compères, assis à la place qu’ils occupaient la veille. Le visage buriné, ils étaient tous les trois habillés presque de la même façon : une vareuse délavée par les intempéries, la casquette bien ancrée sur le crâne, des bottes en caoutchouc à la couleur indéfinissable, faites pour défier les plus fortes houles. Ils étaient tellement en accord avec le paysage que cet emplacement ressemblait fort à leur quartier-général. Il y avait toutes les chances pour que ces trois marins aient assisté au drame. Après les salutations d’usage, je m’adressai à celui qui tirait sur sa pipe en faisant mine de ne pas m’avoir vu.
-          Bonjour, je suis Birgit Esselaar du « Journal de Québec ». Je suis venue pour cette histoire de « Dauphin tueur ». Vous étiez là ce jour-là ?
-          Bien sûr ma petite dame. Si vous croyez qu’on a beaucoup de distractions par ici. Quand on n’est pas au bistrot, c’est là qu’on passe nos journées. Avant on était tout le temps en mer mais maintenant tout ça c’est fini. Alors on regarde les bateaux dans le port, et on se met à rêver au temps où on était les rois de la côte. C’est ça notre vie. On en a passé des jours et des jours sur l’eau ! et par tous les temps. Bien sûr qu’on était là, et je peux vous dire qu’on n’a jamais vu un truc pareil.
-          Vous pouvez me raconter ce qui s’est passé ce jour-là ?
-          Ah ça, je m’en souviendrai toute ma vie. On était bien tranquille. On se racontait nos histoires de pêche, toujours les mêmes. Et voilà que le Yannick qui rentrait tranquillement avec son Dinghy se met à voler en l’air, et quand il retombe, voilà que ce monstre lui retombe dessus. On aurait dit qu’il voulait le bouffer. Le Yannick  était là, la bouche ouverte à vouloir prendre de l’air et voilà que l’autre le tire par les pieds vers le fond. On l’a pas revu, dis donc. Sauf qu’après, le Dauphin est resté à tourner en rond comme si il voulait être sûr que le Yannick y remonterait pas. On n’a rien  compris de ce qui s’était passé.
-          Vous avez l’air de bien le connaître ce Yannick.
-          Pour sûr, c’était un fameux marin.
-          C’est son bateau qu’on voit là-bas ?
-          A ça, oui.
-          Dites, c’est un beau bateau.
-          Pour sûr. Il l’a acheté quand il est rentré d’une campagne il y a trois ans. Il a disparu pendant un an avec son copain jack, et quand il est revenu, il s’est acheté ça.
-          Vous dites qu’il avait un copain. Il est dans le coin ? vous savez où ?
-          Pour sûr. Vous le trouverez dans la grande maison à droite sur la grand-route à la sortie du village.
En effet, on ne pouvait pas rater cette bâtisse imposante à la sortie du village. Flambant neuve, ça sentait le nouveau riche.
Une Land-Rover était garée devant la porte. Au premier coup de sonnette un solide gaillard un peu hirsute me reçut. On aurait dit qu’il attendait ma visite. Je ne sais pourquoi, je le sentais fébrile et inquiet. Il me fit entrer. Les nouvelles vont vite dans un petit village ! Les préambules étaient donc inutiles.
-          Vous avez été voir le Dauphin qu’ils ont capturé ? celui qui a tué votre ami Yannick.
-          Pauvre Yannick ! Non, je n’y suis pas allé. Pourquoi, j’aurais dû ?
-          Moi, je l’ai vu. Vous saviez que c’est un grand Dauphin à flanc blanc du Pacifique.
-          Non ! C’est impossible !
-          Cela semble en effet impossible, et pourtant je peux vous l’assurer. Le plus troublant, c’est qu’il avait des traces anciennes de blessures, comme celles provoquées par un harnais.
-          Oh, mon dieu ! Non, ce n’est pas possible.
-          Vous vous répétez ! Pourquoi dites-vous que c’est impossible ?
-          Parce-que nous sommes dans l’atlantique Nord, et je ne vois pas le rapport entre nos activités passées et cette attaque.
-          Qu’est-ce que vous voulez dire ? De quelles activités passées voulez-vous parler ? Racontez-moi.
-          Voilà : il y a trois ans, nous avons été contactés, Yannick  et moi,  très discrètement par une femme qui se disait émissaire de la Navy. Elle était  en charge du recrutement de spécialistes pour la capture de gros mammifères marins. Il s’agissait d’un programme secret. La mission était de capturer et de dresser des Dauphins, en particulier les Grands à flanc blanc du Pacifique. Elle était très évasive sur le but de cette opération. Elle avait entendu parler de nous. Il faut dire que nous étions réputés, sur toute la côte, pour notre habileté à capturer les grosses pièces. On faisait ça en particulier pour les parcs d’attraction. Ca payait bien mais les primes annoncées par cette émissaire de la Navy étaient très alléchantes. Alors, on a été là-bas, en Californie et on a passé toute une année à capturer des Dauphins. En particulier des grands  Dauphins à flanc blancs.
-          Vous en avez capturé beaucoup ?
-          Oh oui. Surtout Yannick. Je le revois encore : chaque fois qu’il en capturait un, il ne pouvait pas s’empêcher de hurler « Maudit Bâtard »
-          Ah bon ! et pourquoi ?
-          Je ne sais pas trop. C’est un juron du coin. Je crois que c’était une manière de se défouler.
-          Et après ?
-          Après, on les livrait à la Navy. Le reste c’était pas nos affaires.
-          Vous voulez dire que ce serait donc un Dauphin, capturé par vous ou Yannick au large de la Californie, qui se serait retrouvé ici, à l’embouchure du Saint Laurent ! Par quel miracle ?
-          Attendez, je pense à une chose ! j’ai entendu dire que la Navy avait un système pour mettre ces animaux dressés à la demande des unités spécialisées. Ils pouvaient les acheminer, partout dans le monde, en moins de 48 h. Ils en ont peut-être fait venir dans l’Atlantique Nord pour une raison quelconque.
-          Et celui-ci se serait échappé et serait retourné près des côtes ?
-          Je ne vois pas d’autre explication.
-          Mais pourquoi s’attaquer à Yannick, et avec cette sauvagerie.
-          Je ne sais pas.
-          Une minute ! Ce que vous m’avez dit me donne une idée. Après votre mission pour la Navy, vous avez continué à capturer des Dauphins pour le compte des parcs d’attractions ?
-          Oui, bien sûr, et encore maintenant.
-          Vous m’avez dit que Yannick ne pouvait pas s’empêcher de hurler à chaque capture. Hurler quoi déjà ?
-          « Maudit Bâtard »
-          Je crois que je tiens l’explication : ce Dauphin capturé il y a trois ans, « éduqué » par la Navy, employé à des missions pendant combien de temps ? on l’ignore, et qui s’échappe au bout du compte,  n’a pas oublié ce diable qui se tenait à la proue de son embarcation et hurlait « Maudit Bâtard » en gesticulant. Les Dauphins ont une mémoire extraordinaire et quand il a été de nouveau en présence de cette scène, certainement au cours d’une sortie récente, il a suivi le bateau de Yannick et l’a attaqué au moment où il était le plus vulnérable.

L’article que j’ai fait paraître dans le Journal de Québec m’a valu les compliments de mon rédacteur en chef, et une bonne prime. Il est aussi très certainement responsable de mon retour précipité aux Pays-Bas, suite à des pressions, assez obscures, exercées auprès du journal, pour éloigner une jeune journaliste un peu trop indiscrète.

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