mercredi 29 mai 2013

Son autre profil …


J’ouvre un œil. Un rayon me transperce. Mon iris ne le supporte pas et ma paupière se referme. Deuxième tentative. J’ouvre plus doucement, lentement,  mes cils me retiennent prisonnier. Je résiste. Je lutte pour arracher mon regard aux barreaux de cette cage. Peu à peu, je m’habitue. Mon œil discerne des ombres, des formes inconnues. Une faible lumière bleuâtre danse puis se fige. Mon œil commence à voir… Je retiens ma respiration un moment. J’ai peur de ce que je pourrais découvrir. Une surface dépolie au-dessus de ma tête me renvoie une image, mon image ? Je m’observe. Je découvre progressivement ce qui compose mon profil : une peau lisse et plutôt jeune, une barbe rasée de près. Un nez en trompette me donne un air juvénile. Mes lèvres charnues remuent sans prononcer pour autant les mots qui voudraient s’échapper. Quel âge puis-je donc avoir ? 20 ans ? 30 peut être ? Un calme apparent, je peux entendre les battements réguliers de mon cœur, ma respiration tranquille. Des stores presque fermés me protègent de l’extérieur. Seuls quelques bruits me parviennent. (Perceptions auditives réelles ou hallucinations ?) Je tente de découvrir leur origine. Un camion de livraison a dû s’arrêter, j’ai entendu le bruit de recul, puis, plus rien. Des cris ? Le ralentissement du flot de circulation puis sa disparition doit signifier la fin de la journée. Un silence s’installe. Ma main explore son univers : allongé dans un espace étroit, immobile, je peux sentir les rebords métalliques, froids,  qui m’empêchent de bouger. Mon isolement forcé m’effraie et me rassure à la fois. Je me reprends à m’observer. Mon profil est mon refuge. J’aime à me perdre dans cette image rassurante.
Soudain, mes sourcils se froncent de douleur. Mon visage me semble inhabituel. Je me rends en effet compte que bloqué dans cette position, je ne connais pas mon autre profil. Cette découverte m’envahit totalement, je sens mon rythme cardiaque s’accélérer jusqu’à rivaliser avec le galop d’un cheval. Ma respiration s’intensifie. Ma narine se dilate. Mon œil d’un vert profond, brille d’une interrogation effrayée. Observer, seulement observer, ne pas penser. Je n’ai pas de souvenirs. Seul le présent existe, cette image, un présent chargé d’angoisses et d’interrogations.
La nuit est maintenant tombée. Un rayon de lune semble se battre avec la lumière bleuâtre de ma demeure, que la pénombre a envahie. Des bruits mystérieux, cris inarticulés, voix indistinctes me parviennent du couloir. Non, encore elle ? Elle ne me laissera donc jamais tranquille ! Une brûlure lancinante me reprend à la base du cou. Je devine une blessure ouverte, large cicatrice purulente. Je ne peux toucher l’endroit douloureux, je suis totalement engourdi, dans une sorte de léthargie diffuse.  Mais où suis-je ? Pourquoi ?
Chaque nuit, je l’entends arriver dans le couloir sombre. Une porte claque. Des bruits de pas résonnent et se rapprochent rapidement. Puis la porte s’ouvre en grinçant. Appeler ? Hurler ? Je ne le peux pas. Aucun son ne réussit à sortir de ma bouche contractée. Ne pas bouger, faire le mort. Elle entre, s’approche. Je sens son souffle sur mon cœur. Une main glacée aux ongles acérés me maintient fermement. Je la devine m’observer, percer mon âme de ses yeux inhumains. Elle déplace lentement ma tête de droite à gauche, semblant chercher le meilleur angle. Le froid de sa peau me pénètre.  D’une voix autoritaire elle affirme : « Son profil est parfait… » Des cheveux tombent près de mon oreille. Je sens une ombre me recouvrir comme un linceul. Je suis tétanisé. J’ai compris. Un bruit métallique. Une morsure brève. Une odeur de sang me soulève le cœur. J’entends un liquide couler. La panique me saisit et me raidit encore davantage. Puis mes forces me quittent. Je suis comme paralysé. Tout mon côté attaqué se mure dans une armure défensive. Mon bras reste pendant. J’espère la fin. Mon bourreau repart mais je sais qu’elle reviendra.
Je tente de rouvrir un œil. Même combat. Une brulure me transperce, je lutte pour tuer la douleur. Ma paupière frémit puis se fixe ouverte. Ma fatigue est immense. Je peux enfin voir. Je m’observe de nouveau. Elle a tourné mon visage. Je découvre l’autre profil… Inexpressif, il ne ressemble pas au premier. C’est ce que je pressentais : je ne suis pas le même. Un ton jauni, de larges rides, une barbe de plusieurs jours.  Ma bouche est déformée pourtant je ne ressens aucune douleur. Un liquide blanchâtre s’en écoule, dégoulinant dans mon cou où je perçois une trace marquant mon artère. Cette vision me hante. Mon cœur s’accélère. Les battements se font irréguliers, si forts qu’on peut les entendre : vont-ils me trahir ? Mon corps espère se redresser alors que la prostration me retient couché. Ma respiration se fait difficile…
Elle revient, en courant cette fois. Elle entre. Je tiendrai. Je ne fermerai plus les yeux. Quoi qu’il arrive. Je combattrai par le regard. Elle se penche sur moi, statue de marbre penchée sur un tombeau ; dame blanche, spectre de ma vie. Mon œil se fige sur ses yeux noirs dans lesquels je lis une résolution, une fermeté certaine. Ses lèvres se relèvent sur un sourire.
« Bonjour monsieur Garenson, tout va bien. Vous avez fait un AVC. Vous êtes restés inconscient mais tout va bien maintenant. Votre paralysie à droite s’estompe déjà. J’ai dû perfuser dans la veine jugulaire mais on va vite vous délivrer…. »
Elle règle le cardio fréquencemètre et son image devient floue. Elle  disparait dans mon sommeil.


Dominique Agius (Breuillet)

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