samedi 25 mai 2013

Par ici la monnaie

            A l’abri, vite ! Oh cette pluie froide, mêlée de neige, ce vent du nord.  On n’y voit plus rien. La porte du café poussée, mes lunettes s’emplissent de buée et ce n’est pas mieux. Il y a sans doute plusieurs années que je ne suis pas entrée ici. J’aurais peut être dû me réfugier à la médiathèque, chaleureuse avec ses fauteuils, auprès des figures amies qui y travaillent.  Mais voilà, la médiathèque est de l’autre côté de la voie ferrée et le grésil  ne me donne pas le choix.

Il fait tiède ici, un peu sombre malgré les lumières allumées. Derrière le comptoir du bar, une jeune femme s’active, bien jolie. A son âge peut-on être la patronne ? En tout cas, elle est seule pour la clientèle, le point d’attraction obligé. Voilà deux garçons en face d’elle avec leur verre de bière et des yeux éloquents, et ces deux autres en fond de salle au billard qui n’en perdent pas une et se font valoir quand le coup porte et que les boules s’effondrent dans le tiroir avec fracas. « Ouais ! Ouais ! »
 Mais il me faut commander, ne pas rester plantée là.
« Un café s’il vous plait »
C’est bien le moins que je puisse faire pour profiter de l’hospitalité du lieu.

Où m’asseoir ? Au bar, près  des jeunots, mais avec la distance nécessaire pour marquer nos différences d’âge et de sexe, ou bien  dans la salle ?  Plusieurs tables sont déjà occupées et j’opte pour une table de fond de salle, d’où je peux observer avec la tranquille discrétion de l’araignée dans sa toile.
Je pose veste, gants, et écharpe en me jurant de faire attention de ne rien oublier en partant.

Près de moi la cage d’un perroquet. Je m’évade un moment  dans un monde de jungle que le destin  lui a fait quitter. Il lisse ses plumes rouges. J’ai la surprise de le voir s’animer et répondre aux sifflements d’un client, vêtu d’un pull aussi rouge que les ailes du volatile. Ces deux là se connaissent et j’en suis contente pour le perroquet. A une autre table, un homme tape sur son ordinateur. Sans doute un représentant  qui tient ses commandes à jour. Il y a aussi un groupe de portugais âgés, usant de leur langue dans l’amicale complicité  de leur pays perdu. Il y a plus de monde que je n’aurais cru. Deux femmes en confidence un peu plus loin. L’atmosphère est douillette. Quelques pressés entrent et cochent les cases des plaquettes Iliko et autres jeux de lotos mises à leur disposition sur différents présentoirs. Ils affrontent  la bourrasque pour s’engouffrer à nouveau dans leur voiture dont ils n’ont même pas arrêté le moteur.
Je suis bien, là, étrangère à cet univers de bistrot. Et il me vient des souhaits de bonheur et de prospérité à ce café et à tous les cafés de France.


        J’écoute. La serveuse évacue le marc de café qu’elle vient de me faire : trois petits coups brefs sur le rebord de sa poubelle, un geste si souvent répété dans sa journée qu’elle obtient un son particulier, juste, efficace comme au tennis le bruit de la balle signifie la qualité de la frappe. Le choc des boules de billard coiffe par moments  le chuintement de la machine à café,  les bruits de vaisselle lavée, et la pose sur le comptoir des tasses nouvellement remplies.



J’observe. Les tables défraîchies, les hauts tabourets craqués, les gravures au mur de mon village à l’ancienne, charrettes et chevaux couleur sépia, et, dans un anachronisme involontaire, la télé sur le mur. Je la suis des yeux un moment tandis que je me réchauffe et m’aperçoit qu’il s’agit plutôt d’un écran publicitaire, avec des chanteurs racoleurs et des chanteuses sans tabou. Je m’en lasse, comme les autres clients sans doute, puisque personne n’a l’air attentif.

La serveuse est vraiment rapide. Elle sert un café de plus, dépose sur la soucoupe le long sachet de sucre, et je vois le client déchirer le fin papier, le vider dans la tasse et le laisser choir à ses pieds. Je le vois qui pose en paiement une pièce de un euro, prestement ramassée par notre serveuse, et enfournée dans le discret tiroir-caisse. Que de papiers chiffonnés à terre,  mêlés à des cartons de paris divers ! Pourtant le sol a été recarrelé récemment, les  manettes de distribution des bières à la pression sont  d’une propreté étincelante comme les verres, têtes en bas sur leur glissière métallique au dessus du comptoir.

Bien. Mon café a du refroidir suffisamment. Une première gorgée et les dernières froidures de la giboulée s’estompent. Une deuxième et c’est la douceur qui percole. La pluie dehors s’est assagie. Il faudrait penser à repartir.

« Oui, ouiiii » fait le perroquet, et puis il enchaîne : « nooon, noooooon » et à l’adresse de son ami au pull rouge qui siffle et le gratifie d’un  «bonjourrrrr » appuyé.

 Je ne prendrai pas le temps de faire connaissance. Je vais plutôt régler. Un euro, c’est pas cher payé pour l’hospitalité  du lieu. Je plonge la main dans mon sac, à la cueillette de mon portefeuille. Il n’est pas de ce côté. Il n’est pas  de l’autre côté non plus ! Tiens donc ? Et dans la pochette centrale ?  Non, là non plus. Recommençons. Ce sac est bien trop profond et j’ai toujours du mal à y trouver quoique ce soit. Il a du s’enfouir sous l’amoncellement de mes trésors.
 Je n’en crois ni mes yeux, ni mes mains. Pas de portefeuille. Mon portefeuille a disparu. Disparu ou bien oublié. Oublié où, tête de linotte ?  Sur la table de la salle à manger avant de partir, idiote !

Je reste saisie. Peu à peu je mesure l’inconfort de ma situation. J’ai l’air malin. J’ai bien ma pochette de cartes de fidélité, mais pas ma carte de crédit qui est restée dans le portefeuille, glissée dans la partie médiane séparant l’espace pièces de l’espace billets. 

«Brrravoo »  dit le perroquet.


Mais enfin, il  me manque seulement un euro, un petit euro, une seule pièce, ou alors deux pièces de cinquante centimes. Ca peut se trouver au fond d’un sac, ça, voire une collection de petites pièces mal rangées dans le porte monnaie qui se serait ouvert. En les  comptant soigneusement, mises bout à bout on aurait bien l’euro gagnant. Mais la main qui drague le fond du sac ne repêche qu’une pièce de 10 centimes et trois de deux. Le compte n’y est pas.
           




Vidons le, ce sac, à la fin.

Je dépose devant moi, dans une discrétion qui n’est pas totale, des stylos, des clés, les cartes de fidélités, des reçus de caisse, une pochette de mouchoirs, un rouge à lèvres, un plan de métro et des tickets rangés avec, une carte postale reçue dernièrement, les papiers de voiture, mon portable qui n’a plus de batterie, comme d’habitude… et des cailloux jolis, sans compter mon agenda, et une pochette des photos format identité de tous les membres de la famille, les chéris de mon cœur toujours avec moi.

Plus rien dans le sac ? De la main, une dernière palpation d’ostéopathe : les doublures pourraient receler un trésor. Tiens, juste !

« Brravo » s’égosille le perroquet, encouragé par l’homme au pull rouge.

Le toucher-palper de la doublure révèle une forme arrondie de juste dimension. La fièvre de l’or ou, plus modestement, de l’euro, me gagne. Sauvée…. Si j’arrive à l’attraper… Je cherche par quelle petite rupture de couture cette pièce a pu prendre la fuite. Je cherche et trouve. Il faut maintenant manœuvrer le tissu pour se trouver en contact avec la pièce par l’échancrure. Il faut la  pousser à travers le tissu habilement et par le dessous, la positionner pour que sa rondeur bourgeonne et enfin éclate par la fente.

« Ouiiii»  jubile le perroquet, puis après ce qui semble une profonde réflexion « Noon   noooon ».


Je n’ai extrait de la doublure qu’un modeste jeton de caddie. Vaincue, définitivement vaincue, suis-je. Et mortifiée.

Je jette un regard à l’entour.  M’a-t-on déjà repérée ? Non,  Personne ne fait attention à moi. Juste le beau parleur à l’oiseau qui a l’air de tuer le temps avant qu’il ne le tue, et qui, de temps en temps, jette un œil sur moi pour situer mon niveau d’appréciation de ses exploits psittaciques.

 Et sans doute aussi la serveuse qui a eu un regard pour le remue-ménage de mon sac, puis un deuxième regard plus interrogateur qui semble demander si j’attends la livraison d’un second café. Oh, mon dieu, non, ce n’est pas l’heure d’aggraver mon cas, de doubler ainsi mes dettes. Je détourne vite les yeux, et entreprends de remettre mes trésors dans le sac.

            Je réfléchis encore. Je ne vais quand même pas prendre la fuite : ça s’appellerait un délit de grivèlerie. Devrais-je parler? Demander de l’aide ? J’aimerais  mieux ne pas avoir  à discuter de mon problème avec l’homme à l’oiseau, même s’il guette mes marques d’intérêts à son endroit  et par ailleurs, la serveuse m’intimide, si à l’aise dans son territoire.

 Il ne pleut plus dehors. Il va bien falloir en finir.

Machinalement, je tâte mon manteau. Il s’est réchauffé lui aussi. Et alors  je suis saisie d’espoir : il y a des poches dans un manteau et qu’y a-t-il dans une poche ? j’explore, tandis que la serveuse vient vers moi, mais n’y trouve rien, sauf une cartonnette, peut être une liste de courses pliée et abandonnée là. La demoiselle est à ma hauteur, souriante, dessert  la table d’à côté.
 Et moi j’extirpe  machinalement le papier plié de ma poche.

 Ah, un carnet de timbres.

Tandis que la jeune femme perçoit le prix des consommations de mes voisins, je calcule : un timbre, ça fait combien ? Nettement plus que 50 centimes ? Ou bien moins? Avec mes quatre timbres, j’ai le prix  de mon café, pas de doute. Mais je n’ai jamais mené une telle transaction : troquer un café contre quatre timbres, pourboire inclus. Je me sens gauche, risible, vulnérable à la merci du regard goguenard de quiconque. Et  si la serveuse allait s’esclaffer tout fort, attirant sur moi l’attention et l’opprobe générale.

Elle est à ma table, souriante. « Voulez vous un autre café ? »



« Mademoiselle, j’aimerai bien. Mais j’ai un petit problème… » Ses sourcils se froncent déjà. «Je n’ai pas mon porte monnaie sur moi.»

 Voilà, c’est dit.

 Elle a un visage qui se renfrogne. Je lui mets sous les yeux mes quatre timbres. « Je sais bien que c’est ridicule. J’ai juste  ça pour régler »

 Je voudrais  transparaître la sincérité puisque je suis sincère.

Et c’est alors que le perroquet lâche « parr iciiii la monnaie » tandis que s’amorce le sourire de la jeune femme.

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