vendredi 24 mai 2013

L’ombre (d’elle-même)

Le trouble l'envahit, son cœur se mit à battre plus fort. Ce ne pouvait être que lui. Les mains tremblantes, elle prit la photo. Les yeux, surtout. Ce ne pouvait être que lui, mais la photo datait d’avant l’époque où elle l’avait connu. Elle ne connaissait ni les lieux, ni l’autre personnage. Tout lui revint comme un ouragan. Une tornade. Une tornade qui aspirait tout en elle, la vidait. Elle se sentit vaciller, s’accrocha. Ne put détacher son regard de ces yeux. La photocopie n’était pas d’une grande qualité, mais elle en était sûre. C’était lui. D’où sortait cette photo ? Que faisait-elle là, au milieu de ces images et photos de toutes sortes parmi lesquelles il était proposé d’en « choisir » une à partir de laquelle construire un récit ? Dans cet atelier d’écriture où elle cherchait à la fois à sortir de son isolement et à donner libre cours à sa créativité, elle se sentit à nouveau prisonnière d’une histoire qui l’avait enfermée si longtemps. La photo s’imposait à elle. Elle voulut fuir, mais comment faire – J’ai  oublié quelque chose en bas, je reviens – sachant que si elle partait, elle ne reviendrait plus jamais. Quitterait tout.

Se défaire du passé. Dans un tourbillon défilèrent les images de ce qui l’avait dévorée, anéantie. Les larmes lui montèrent aux yeux. Qu’allait-il advenir d’elle cette fois ? Elle envia les autres personnes assises autour de la grande table qui avaient cherché l'inspiration au hasard d’une photo, comme elle avait cru le faire, et se lançaient à présent dans l’écriture.

Elle avait ressassé cette histoire toutes ces années, refaisant sans cesse le film dans sa tête. Aujourd’hui, cette photo était-elle un signe ? Le moment était-il venu de raconter par elle-même, à un autre public, ce qui en son temps avait été exposé au tribunal et relaté dans la presse ? En aurait-elle la force ?

Raconter quoi, d’ailleurs ? Une histoire d'amour fou qui avait tourné à la tragédie ? Leur rencontre, la passion, sa descente aux enfers et la soirée où elle l’avait tué ? Les romans et les films étaient remplis d’histoires d’amour, de crimes et d’histoires sordides. Pourtant elle aurait voulu écrire son histoire à elle, dire l’enchaînement inexorable, dire comment il l’avait poussée à bout, dire son point de vue à elle.

Dire.

Écrire.

Être lue ?

Elle sentait bien que si elle racontait, elle serait vite prise au piège. Si elle dévoilait les circonstances, les détails, son récit risquait de susciter l’intérêt non pas pour son style, son originalité, mais pour des raisons plus basses, plus viles. Drame passionnel, avaient écrit les journaux de l'époque. Voulait-elle s’exposer au voyeurisme des autres participants de l’atelier et d’autres lecteurs qui reconnaîtraient peut-être même dans son récit le fait divers dont elle avait été la principale actrice, il y a si longtemps, alors que, à présent libre, elle avait réussi jusqu'ici à se fondre dans l’anonymat de cette grande ville de province ? Sortir de l’ombre lui promettait un nouvel enfermement. Enfermée dehors, comme disent ceux qui ont perdu la clé. 

Le soleil jusque-là timide inondait à présent la petite salle à travers le double vitrage. Elle étouffait, se leva. – Je peux ouvrir la fenêtre un instant?
Un souffle d’air l’effleura. Elle se rassit, regarda sa feuille blanche. Dehors un oiseau se mit à chanter. Une alouette, peut-être. Depuis combien de temps était-elle dans cet état de sidération ?

Ne pas se précipiter. La raison lui rappela qu’elle était libre. Rien ni personne ne l’obligeait à raconter, à s’exposer ainsi, à se laisser rattraper par le passé. Son intuition lui commandait de se méfier. Attention, danger ! A l'évidence, elle n’était pas prête, il lui fallait tenir cette histoire à distance, encore un certain temps au moins, avant d’en « faire quelque chose ». En tout cas, mieux valait ne pas l’aborder dans cet atelier.

L’air frais lui faisait du bien, elle se sentit respirer.

Elle parcourut des yeux les photos restées sur la grande table, en prit une machinalement, la regarda presque sans la voir, puis une autre, une autre encore... Reprendre à zéro. Inventer. Créer.

La voix de l’animatrice de l’atelier lui parvint.
« Vous changez de photo ? Vous étiez sur une mauvaise piste ? »

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