Le grand bain
Allez
c’est parti pour la corvée de patates. Enfin, pas la pluche et autre taille de
haute précision. Non, non, rien à voir. Ici, cela consiste à sortir des sacs de
dix kilos de pommes de terre du congélateur pour les plonger dans un bain de
tournesol bouillonnant. Tout un programme ! Et encore, ce n’est que la
partie visible de l’iceberg. Imaginez les projections graisseuses qui jonchent
les parois de la friteuse. Au-delà des produits d’entretien, il vous faut une
bonne dose d’huile de coude pour parvenir à éradiquer les intrus. Et tout ça,
c’est pour ma pomme !
Il
faut gérer les stocks aussi. Hier, je me suis retrouvé en rupture de sachets pour
les portions de frites. Vous n’imaginerez même-pas le savon que je me suis pris
par le patron. Une bonne réprimande bien grenue. La queue aux caisses s’allongeait
car j’avais eu le malheur d’omettre le point N°3 sur ma liste de tâches. La
gestion du matériel. S’assurer que l’on dispose du nécessaire pour le service
sans avoir à partir en réserve pour palier à nos manquements. Ne surtout pas
enrayer la belle machine pour avoir oublié une simple vérification. Grave
erreur, je vous le dis. Je ne risque pas de réitérer pareille bêtise. Une telle
semonce du big boss devant les clients calme toute envie de remettre ça. Mais
tout de même, vous afficher de telle manière devant la clientèle manque
clairement d’élégance. Enfin, je viens d’arriver dans la boîte alors j’ai pris
sur moi. Et puis ma mère m’a toujours dit de ne pas faire de vague dans mon
travail. Se tenir droit, toujours. Ne jamais répondre à son supérieur. Ce
serait la meilleure façon de rester dans le rang. Oui, les principes c’est bien
beau mais il était bien crispé quand même Jean-Guy. A mille lieues du point N°
1 : sourire et rester zen. Ces attributs lui ont clairement fait défaut en
l’occurrence. Bref, je suis retourné à mes patates en vissant un sourire
artificiel à mes lèvres. Il faut être respectueux du règlement pour espérer
garder son job. Par les temps qui courent, aucune envie de prendre des risques,
encore moins de prendre la porte.
Plouf
Le
principe suprême ici c’est la flexibilité. Nous faire changer de poste toutes
les deux heures pour garder la motivation au firmament. Le point culminant de
ma journée, ce sera la plonge. Les mains dans le cambouis quoi ! Autant
vous dire que mon contentement s’amenuise au fur et à mesure que je déblaie les
plateaux tatoués de ketchup-mayo et autre sauce barbecue. Nettoyer les
ustensiles de cuisine aussi et toute la batterie inhérente. En glissant mes
mains gantées de bleu dans ce marasme sans nom, je me sens flotter dans les
abysses. Une cuve de fer géante enfermant ses secrets les plus ignominieux.
Créer son propre univers pour ne pas sombrer. Ce serait sans doute la solution
pour créer un climat plus détendu. Je n’ai même pas le loisir de m’évader dans
des lagons céruléens. Aucune chance. Pas le temps. Il y a toujours la liste,
cette fameuse liste de consignes que l’on doit respecter scrupuleusement. Point
N°4 : la gestion du temps. Sans oublier Jean-Guy qui suit nos pas à la
trace pour s’assurer que nous ne nous égarons pas en cours de route. Alors
n’imaginez pas une seconde, pouvoir musarder sur une plage de sable blond tout
en gratouillant avec conviction les paniers à frites et autres plaques de
cuisson. Ce serait juste chimérique. Tiens d’ailleurs, en parlant des plaques
de cuisson, je n’en reviens pas que l’on puisse servir des mets pareils. Le
terme met étant, je vous l’accorde, hautement galvaudé. Mon appétence pour ces
choses dépasse l’entendement surtout si l’on songe aux curiosités qui sortent
de ces lieux. Un festin pour des papilles vraiment peu regardantes.
J’ai
lu dans le manuel de la société un historique sur le produit phare plébiscité
par les gastronomes de tous horizons. Vous verriez la promotion faite pour
encenser ladite création. Photographies sur papier glacé. Coloris chamarrés
pour capter l’attention. Phrasé délicat pour évoquer ses origines germaniques.
Autant vous dire que l’on ne lésine pas sur la qualité pour allécher le chaland
friand de bonne chair. Oups, je m’égare les amis ! Rassurez-vous, j’en ai
conscience. La bonne chair à laquelle je fais référence est juste un amas de
résidus en tous genres qu’on nommera viande de bœuf pour le bien-être du
sacro-saint chiffre d’affaire. A l’heure qu’il est, ma contribution aux bons
résultats de la firme consiste à faire la vaisselle. Mais comme chacun sait, il
n’y a pas de sauts métiers alors je continue ma besogne en rythme mais sans fausses
notes, avant de me faire recadrer à la première occasion par le patron des
hamburgers.
L’étang
Manger
dans la salle du restaurant : un doux rêve prohibé par ici. Nous disposons
bien d’un petit espace claquemuré entre la cuisine et le local-poubelles mais
les odeurs pestilentielles émanant de la grille d’aération donneraient la
nausée à n’importe quel animal affamé. Autant dire que mon appétit reste en
berne dans ce réduit sans âme. C’est une grosse chaîne pourtant mais depuis mon
arrivée, il y a trois semaines, personne n’a semblé s’offusquer des effluves
fétides qui inondent notre aire de repas. A croire qu’ils manquent de moyens.
J’y croirais si la chaîne n’avait pas posé ses pions un peu partout sur le
globe terrestre. C’est juste ahurissant que les employés aient à subir ça. De
fait, je mets à profit mes trente minutes de pause pour déjeuner au grand air, au
bord de l’eau.
Salade
de la mer aujourd’hui. Mais attention, pas une composition maison. Enfin, pas
cette maison-ci du moins mais la mienne. Cela me paraît plus sûr. La verdure nimbée
d’à peu près rien servie en boîte plastique ne sied guère à mes papilles. Dans
la salade Neptune, deux tomates cerise se battent en duel. Quant au saumon, je
le trouve bien trop rougeoyant pour être sincère. Ne parlons même pas des
grains de maïs et herbes sans arôme totalement noyés dans cette composition atone.
Une sauce cocktail est servie avec cet hasardeux spicilège culinaire mais je
préfère éviter ce crémeux vraiment douteux.
Cela
fait du bien d’échapper, ne serait-ce qu’un instant, à la paranoïa ambiante. Tout
est millimétré ici, c’est fou. Chaque tâche, même la plus infime. On vous trace
lorsque vous vous rendez aux toilettes. Bah oui, parce qu’aller aux petits
coins fait perdre un temps précieux dans l’organisation quasi-militaire qui
règne ici. A enfreindre la sacro-sainte liste des tâches, on risque de retarder
le processus et ainsi mécontenter le client. Et comme on aime à vous le répéter
à loisir, un client mécontent est un client qui risque fort de ne pas revenir. Comment
vous dire, on ne plaisante pas sur ce point alentour. Hors de question d’engrainer
les rouages lissés aux petits oignons. Les dirigeants qui édictent de tels
dispositifs doivent bien s’amuser dans les hautes sphères. En ce bas monde
nauséabond, on rit jaune.
De la gastronomie pur jus
Terminé
la plonge. Cette après-midi, je suis commis d’office à la fabrication des
sandwichs. En ce moment, le « Chicken Ranger » est le produit phare. Une
épaisse tranche de filet de poulet. Enfin, je ne vais pas vous faire un dessin
non plus. Le poulet dans cette cage aux délices ressemble autant à de la
volaille qu’à un oiseau de pacotille suspendu à du vent, mais passons. Je ne
suis pas là pour faire la fine bouche. Mon dessein du moment est de disposer
avec ordre et méthode, les différents ingrédients dudit burger. Un mélange
laiteux au bon goût de je ne sais quoi, une tranche de cornichon aigre à
souhait, de la tomate pas rubescente pour deux sous, une tranche de préparation
fromagère insipide, sans oublier la dose calibrée de sauce salsa. Tout ce petit
monde bien enserré entre deux tranches de pain élastique serti de graines de
pavot. Un régal ou je ne m’y connais pas.
Lorsque
je ne suis pas d’atelier poulet, je retourne avec effarement les steaks apeurés
qui suent sang et eau sur les planchas. Tout un arsenal de nourriture qui ne
cesse de m’étonner. Mais que voulez-vous, tout ceci rapporte un maximum à ce
qui se dit alors faudrait voir à ne pas être trop regardant sur les composants
de ces créations hors du commun. Et puis, je ne fais qu’exécuter les ordres
aboyés avec dédain par Jean-Guy alors je n’ai pas le choix. Oh, de toute façon,
je ne ferai pas ça toute ma vie. J’en ai plus qu’assez de rentrer soir après
soir les vêtements empreints de fumets entêtants. Un peu comme si j’avais
trempé des heures durant dans une baignoire remplie d’huile de cuisson. Pas
très heureux d’afficher une stature aussi peu alléchante.
J’ai
rendez-vous avec Grincheux dans une heure. Ma période d’essai s’achève ce soir.
Je vais savoir avec quel assaisonnement on voudra bien m’agrémenter. Pour un
poste aussi touche à tout, quelqu’un comme moi devrait amplement faire
l’affaire. Je suis docile et conciliant. Croyez-bien que ce sont des qualités
essentielles si vous voulez survivre ici. Si vous ne rentrez pas dans le moule déjà
tout formaté, autant vous diriger vous-même vers la sortie. Ce sera un gain de
temps précieux pour tout le monde. Qu’on se le dise !
Un pavé dans la mare
Le
verdict est sans appel. Jean Guy trouve que je ne possède pas les qualités
requises pour travailler dans ce restaurant. Manque de réactivité. Pas assez
affable. Trop ceci, pas assez ça. Non mais sans rire, je ne postule pas pour un
emploi de cadre supérieur tout de même. Ce n’est qu’un gagne-pain à deux
francs, six sous dans une chaîne de restauration rapide. Tout juste de quoi
payer les factures et encore…
Quel
affront tout de même. Je me suis donné à cent pour cent dans mon travail.
Toujours à l’heure. Serviable. Je suivais les directives comme un gentil petit
toutou qui obéit sans broncher à son maître. Tout ça pourquoi ? Me voir
congédié comme un malpropre qui aurait volé dans la caisse. Je l’ai mauvaise,
je vous assure. Je n’imaginais pas passer ma vie professionnelle dans ce boui-boui
infâme mais un petit bout de chemin paraissait envisageable. Enfin, je
retomberai sur mes pieds. J’ai une propension à rebondir qui ferait bien des
envieux. Mais tout de même, ça pique mon égo. Les épines sont mordantes à
l’instar de Jean-Guy. Franchement, pour qui se prend-il ce petit péteux de Directeur
de Restaurant ? Il me considère comme un benêt sans nom, transforme ma
période d’essai en un vague souvenir à caser aux oubliettes. Il va s’en mordre
les doigts, c’est moi qui vous le dis.
L’ère
de Jean-Guy sera bel et bien révolue sous peu. Il connaîtra lui aussi les joies
de l’éviction. Avec les petites découvertes que j’ai glanées pendant mes trois
semaines ici, va pas faire long feu l’monsieur, croyez-moi. Je n’ai rien dit
encore mais j’ai la revanche tenace et je peux avoir le bras long aussi, si je
veux. Au fond, je me suis bien amusé ici. C’était un petit jeu ultra jouissif.
Quand j’y songe. Quelle bande de rigolos ! Tous à trimer comme des malades
pour pas cher. Dire qu’aucun d’entre eux ne m’a reconnu.
Cela
me sera aisé d’agir et pas incognito cette fois. Après tout, je suis le PDG du
groupe.
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