samedi 7 mai 2016

Sarah

La photo a été pliée, cornée, usée, mais on distingue toujours assez clairement la maisonnette au bord de l’eau. Les arbres qui l’ombragent délicatement, comme pour la protéger. La symétrie parfaite du reflet sur la surface d’argent du lac.
-C’est là que je vivais, quand j’avais ton âge.
Le regard plein de curiosité de Sarah va et vient entre l’image et moi, avant de s’attarder un instant sur la photographie.
-C’est joli ! finit-elle par dire. Et coloré.
La pièce où nous nous trouvons, toute en nuances de gris, ne peut que renforcer cette impression.
-Et il n’en reste plus rien, maintenant ? demande la petite fille.
Je n’ai pas besoin de répondre. Elle le sait. Notre planète n’est plus, et ne sera plus jamais. Trente ans que nous vivons cachés sous terre comme des insectes survivants. La maison sur la photo, toutes les maisons, de toutes les photos, les arbres, les lacs. Détruits à jamais.
Le soleil se lève encore, là dehors, sur les ruines que notre espèce a fini par causer.
Sarah me pose souvent des questions sur notre passé. Mon passé. C’est de son âge. Du haut de ses huit ans, elle s’interroge sur ce monde qu’elle n’a jamais connu.
-Nous allions souvent sur le lac avec mes parents. Mon père prenait sa canne à pêche pour taquiner les poissons. En été, l’eau était chaude et nous plongions depuis la barque. Papa faisait semblant de râler que j’allais faire fuir les poissons jusqu’à l’année prochaine…
Ma gorge se serre un peu. Je lui souris. Elle a les traits fins de ma mère, mais les yeux verts de mon géniteur. Les mêmes que les miens.
-Mais, Maman ? demande Sarah. Vous mangiez le poisson ?
J’éclate de rire, bientôt imitée par la fillette.
-Non ! Papa les remettait à l’eau aussitôt. Ils étaient trop petits. Et puis nous avions suffisamment à manger en faisant les courses.
-Ah oui, se souvient-elle, dans les supermarchés.
Comment lui expliquer ce qu’était la vie avant les restrictions, le rationnement, la nourriture et les compléments vitaminés,  fabriqués en laboratoire ? Comment la regarder en face et lui répondre quand elle pose des questions sur ce qui s’est passé ? La version officielle du gouvernement ne lui suffit pas, pas plus qu’à moi. Heureusement, mes échanges avec ma fille ne quitteront jamais cette pièce, la chambre que nous partageons, porte 12, couloir TH45.
Sarah est désormais muette, perdue dans ses pensées insondables. Son intelligence ne cesse de me fasciner, comme les similitudes de nos caractères.
Elle ouvre à nouveau la bouche.
-De quand date la photo ?
L’année a été inscrite au verso.
-2016.
Douze ans avant la fin. Je me revois prendre le cliché, un peu anxieuse à l’idée de faire glisser l’appareil numérique tout neuf de Maman dans l’eau tiède du lac.
Une lumière rouge clignote, au-dessus de la porte d’entrée. Il est l’heure pour moi d’aller à la cantine, prendre ma dose quotidienne de cachets alimentaires.
Sarah réclame que je lui laisse la photo. Je bloque l’image en face d’elle, coincée sur le lit contre un coussin, à hauteur de ses yeux.
-C’est bon ?
La petite hoche la tête, absorbée dans la contemplation des hauts arbres de mon enfance. Derrière son écran, elle paraît si réelle…  Mon enfant numérique, ma fille binaire. Générée par un informaticien pour occuper mes longues heures solitaires, à partir de mon physique et de longs questionnaires de personnalité.
Sarah,  un des maillons de notre descendance virtuelle, depuis que le gouvernement souterrain a voté l’interdiction d’enfanter, en 2043.
Sa main, collée contre la plaque de verre dont elle est pour toujours prisonnière, essaye de sortir de l’ordinateur pour venir caresser le papier velouté de la photo.

Je quitte la chambre, plus déprimée que jamais. 

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