Je marche, je me traîne plutôt, d’un pas lourd et timide, je traîne mon minable corps. Sale et frêle, je sais que cette journée sera comme les autres, un lot d’humiliations où mon égo sera piétiné sans répit par tant de regards et de gestes. Epiée de toute part, je ne serais bientôt qu’un bout de viande donné en pâture à tous ces corbeaux avides de tragique.
Il y aura ceux qui ne me verront pas, trop occupés à vivre une vie simple et bien rangée, composée de trois repas, de câlins et de confort. Il y aura ceux qui me donneront des pièces, et qui se sentiront si grands d’avoir aidé une si petite et ridicule femme ou ce qu’il en reste. Ils se croiront généreux, peut-être penseront ils avoir fait mon bonheur. Mais non, ce n’est que 50 centimes que votre pitié vous a forcé à sortir de votre poche. Votre pitié qui ne peut être que grande et omniprésente lorsque vous posez les yeux sur mon corps sec et affamé, que la vie a fatigué. Je ne suis plus qu’un amas d’os dont les pensées deviennent maintenant trop souvent haineuses et désespérées. Je ne compte plus les jours qui me séparent de ce vendredi où j’avais réussi enfin à m’endormir paisiblement. Ni ceux où je m’imagine mourir dans ces rues sous l’œil indifférent des passants. Ma bonne humeur qu’enfant on vantait, a disparu depuis si longtemps déjà … Ce sentiment d’être en vie, heureuse de vivre et de respirer, n’est plus. Tout mon corps ne travaille plus qu’à maudire le monde. Cela fait bien longtemps que je ne rêve plus, mon esprit est enfermé dans une prison sans goût ni émotion.
J’arrive à un croisement, une enseigne m’attire l’œil, j’avance vers sa vitrine. Mes yeux découvrent alors un terrain de jeu où mon esprit peut voguer au gré de son imagination. Cela fait si longtemps, que mon regard ne sait plus où s’arrêter. En face, une photo d’une ville. Au premier plan une eau d’un bleu dense. Le vent forme des vaguelettes à sa surface. C’est un port de plaisance. Derrière, une ville aux briques roses. Au loin un clocher domine cette ville aux abords tranquilles. Je n’arrive plus à discerner les détails, mes yeux se sont remplis de larmes sans que je ne m’en aperçoive. Je reprends ma respiration et essaye de me calmer. Finalement retrouver mon souffle m’apparaît comme inutile quand, envahie par mes souvenirs je n’arrive même pas à contrôler ce flot d’images. Haletante je revois cette mer si bleue de mon enfance. Ma main dans celle de mon père, ma peau chauffée par le soleil encore souriant de cette époque. L’eau me lèche les pieds, ce contact m’enivre. Je ressens soudain un pincement au cœur, ce temps est révolu et cela fera bientôt dix ans que je n’ai pas revu la mer. Je rouvre mes yeux, mon corps s’est calmé. Mes yeux descendent vers la légende « Appartement à louer 3 pièces ». Alors, y voyant une porte d’entrée pour l’oubli et une porte de sortie pour lui, mon esprit s’échappe et se met à divaguer.
Il est 6h55 indique mon réveil. Je me redresse et m’étire. J’ouvre mes volets, le soleil entre dans ma chambre et réchauffe mon corps fatigué. Au loin j’aperçois le port, l’eau est calme et claire. Je m’arrache à ce paysage réconfortant pour me préparer.
Je ferme ma porte, descend les escaliers, me voilà enfin dehors. J’inspire. Le vent est frais, je relève mon col de manteau. Je baisse la tête et me fond dans la masse de travailleurs. Je glisse entre les personnes. Je suis légère personne ne me regarde. D’ailleurs, personne ne se regarde. Ce sentiment d’être invisible me transporte, je me mets à courir, slalomant dans ce flot continu d’individus. Je frôle des manteaux, des sacs et pourtant nul ne tourne la tête ou bien freine son allure. Je dois être si rapide qu’on ne me voit plus. Le vent me pousse, mon manteau tombe, je continue ma course. Une course sans but dont la légèreté me grise. Un désir de vitesse, de liberté se déverse alors dans mes veines. Je ne sens plus le sol sous mes pieds. Les façades défilent devant mes yeux, j’enregistre pourtant tous les détails, la peinture écaillée ici, le café « chez Martin » là … Je me dirige vers le parc juste à gauche de la rue Jean Moulin. Il longe le port. Mes pieds continuant leur mouvement je me retrouve soudain devant le port. Ma course s’y finit. Je sens alors une main familière sur mon épaule. Je me retourne sur un homme blond au sourire tendre. Il me prend la main et nous marchons le long de la digue. Il me raconte sa journée d’hier, ses projets, ses déceptions. Le temps passe et je ne m’en rends pas compte, buvant ses moindres paroles. Il s’exprime si bien. Nous nous arrêtons, nous sommes arrivés au bout de la digue. Il m’embrasse et me promet qu’il passera chez moi ce soir. Il n’est plus qu’un point dans la foule.
« Faut pas rester là madame … Les clients vont bientôt arriver … »
Je relève la tête : une femme d’une quarantaine d’années dans un tailleur foncé me regarde. Je ne lis aucune empathie sur ce visage lisse et propre. Je perçois même un soupçon de dégout dans son regard. Alors, je me retourne et recommence cette marche difficile et quotidienne où mon seul souhait serait de pouvoir passer inaperçue. Où je serais cette femme que j’ai rêvé quelques minutes plus tôt, pressée et compressée dans cette foule opaque de travailleurs. Au loin j’entends la femme au tailleur sortir des clés, la porte s’ouvre, l’agence immobilière vient d’ouvrir. Je jette un dernier coup d’œil vers elle, nos regards se croisent et lorsque, honteuse, je me retourne, je l’entends soupirer « Ces gens-là … ». Alors, me sentant humiliée, j’accélère le pas, je ne sais que trop bien que mon corps souffre de cette course. Pourtant je continue, je ne veux plus entendre les soupirs de cette femme que la vie a aimée. Maintenant je suis trop fatiguée pour continuer. Dans un dernier mouvement, je me laisse glisser le long d’un mur. Me voilà par terre, assise, aujourd’hui ce sera mon endroit. De mon cabas, je sors ma couverture. Je me recouvre de ce tissu souillé, devenu fin avec le temps. Je sens le vent à travers, mais c’est toujours mieux que rien. Alors, enfin après m’être fait dévisagé, je plonge dans mes songes. Je suis redevenue cette femme du quatrième étage. Serait-ce une once de joie que je perçois alors dans mon corps ? Etrange et enivrant, ce soudain élan d’allégresse me fait rire. Je ris maintenant à gorge déployée car j’ai réussis enfin à m’évader de ce dédale de longues rues sinueuses et froides. Plus rien ne m’atteint, je vole ; au-dessous de moi la ville de la photo m’ouvre ses bras.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire