C'était déjà hier...le ciel était bleu, presque immaculé, s'il n'y
avait quelques discrets cirrus, ces cheveux d'ange. C'est le quartier résidentiel
avec le port de plaisance, le long de la promenade de Saint-Palais. Quelques
voiliers et yachts blancs et ocres qui donnent des reflets opalins lorsque le
soleil s'y penche. Les deux plus grandes bâtisses de la ville, en brique rouge,
style art-déco. A gauche, l'hôtel SUNSTAR et sa tour à l'extrême droite. Le
casino y attire beaucoup de touristes et d'étrangers. Dans le même style, à
droite l'immeuble des bureaux et des banques. Plus à droite encore, l'Eglise
Saint-Christophe du XIIIè siècle qui abrite de merveilleux vitraux gothiques.
Elle est toujours fière, avec son clocher svelte et élancé. La pénichette est
utilisée pour la traversée sur l'autre rive du port. Les trois flotteurs rouge
ancrés, délimitant la zone de navigation autorisée, et les trois bouées
modulaires avec leurs charpente latérale tribord du chenal, sont en réalité des
bouées d'amarrage. Certains souhaitaient remplacer les marronniers du front de
mer, par des acacias. On a abandonné ce projet, les marronniers serrés les uns
contre les autres, se réchauffent lorsque l'hiver est rude. C'était hier
déjà...
Au début, personne n'y prêtait
attention. C'était comme un petit rhume insignifiant qui se transforme en
bronchite, puis en cancer qui ronge le poumon. On en parlait depuis longtemps
cependant. Mais les écologistes, les météorologistes, les environnementistes,
les scientifiques aussi, prenaient la chose au sérieux: le réchauffement de la
planète, avec toutes ses conséquences pour l'Homme, pour le monde animal et
végétal.
En tout cas, dans notre petit
village breton, charmant bourg en bord de mer, cela nous fait tout drôle,
lorsque ce beau matin l'on s'est rendu compte que la mer avait disparu.
Oui, la mer, l'océan
atlantique, si vous préférez. Plus rien. Une désolation. Un spectacle
psychédélique pour notre petite baie. Les mouettes n'en croyaient pas leurs
yeux, et il leur est facile de picorer, au gré de leur appétit, selon leur
choix, tous ces poissons morts, cimetière marin, océan de boue et de puanteur,
d'algues, de dépôts, de cadavres, d'immondices de toutes sortes.
En carénage, les petits bateaux
du port étaient flanqués droit sur le ber et les étambots ou couchés sur leur
flanc, ridicules car semblables à ceux encore en mer, mâts de cocagne dévoilés.
Certains marins pêcheurs,
partis en mer cette nuit là, rentraient à pied au port, après une longue
marche, encore encapuchonnés, trébuchants sur mille obstacles, ahuris, hérons
jaunes ou noirs dans leurs bottes de plastique.
C'était vite profond après la
plage. On le savait et on s'enfonçait rapidement. Notre première réaction a été
de les aider à remonter la terre ferme. Les voiliers anéantis, béats, il nous
fallait les contourner dans ce dédale de bateaux morts. On leur a lancé des
cordes et tels des alpinistes débutants, tant bien que mal, ils se sont épuisés
à se hisser jusqu'à nous. Hébétés, mais heureux de nous retrouver sains et
saufs.
Plus tard, ils nous ont raconté
qu'ils croyaient les terres englouties, que c'est en arrivant qu'ils avaient
compris que le phénomène inverse s'était réalisé: un anti tsunami. Ils nous ont
dit
encore que, la nuit étant noire, ils avaient rencontré des
dauphins désorientés qui, sans eau, s'asphyxiaient. Par instinct de survie ou
pour leur indestructible attirance pour l'homme, ils les avaient suivis,
confiants, vers la route du salut.
Comme une
marée en marche vers l'inconnu. Colonne pitoyable, que ces hommes désespérés
guidant ces mammifères marins.
Les dauphins
les plus courageux, nous avaient-ils encore rapporté, les plus résistants
peut-être, avançaient avec leurs nageoires dans cette flaque gigantesque et
gluante.
Bien vite, ils
devaient renoncer, ces stars des mers, abandonnant ces hommes marchant vers
nulle part, pareils aux albatros, aux ailes larges devenues inutiles.
Aux abords,
les enfants récupéraient tout ce qu'ils pouvaient: ballons crevés, pelles,
quelques pièces de monnaie, heureux, pareils à ceux qui retrouvent, le
lendemain, intact, leur château de sable que la marée, miraculeusement, a
laissé, comme la veille.
Le veux
Marcel, pêcheur assidu au lancer, pour les grosses pièces seulement, était
toujours à sa place, sur les rochers. Sa casquette pisseuse, vissée sur un
crâne dégarni depuis toujours. Il était comme momifié le Marcel. La ligne
lancée loin de lui, à l'endroit exactement choisi. Au bout, son crochet inerte
quelque part dans la boue. L'espoir définitivement perdu de la moindre prise,
de la plus insignifiante conquête. La main toujours sur le moulinet, à fixer au
loin la moindre touche, le poisson qui ne viendra plus jamais. Il serait resté
des heures ainsi, mais un bras amical et une voix douce ont décidé de lui faire
comprendre que tout était devenu désespérance ou aberration ou les deux à la
fois.
On l'a revu
chaque matin, avec tout son attirail, sa chaise pliante qu'il n'utilisait
jamais, sa canne, ses crochets et ses hameçons. Ses lignes préparées sur place,
quand le vent ne souffle pas trop fort, lançait très loin, très loin, la ligne
plombée juste comme il faut. Marcel connaissait toutes les profondeurs de
l'océan disparu. L'appât, les plombs et le crochet s'enfonçaient dans ce qu'il
restait de boue noirâtre, d'algues pourries et de gravas.
Marcel
refusait cette désolation naturelle, et dans la soirée au centre-ville, déconfit,
jurait qu'ici le poisson se faisait de plus en plus rare. Que c'est sans doute
la faute à tout ce qu'on jette qui anéantit la poisson. La faute à nous tous.
Marcel a décidé, pour la première fois, de tenter sa chance au casino. On ne
lui a pas donnée. L'entrée lui a été refusée. il était encore en habit de
pêcheur.
Au village, on
a eu la chance de trouver, après de longues marches épuisantes, tous nos
marins. Mais on était sans nouvelles de milliers d'embarcations, du petit
voilier au plus grand navire. A la télévision,, on a montré l'Océanique qui
faisait la traversée New-York- Le Havre, paralysé près de Terre-Neuve. Ses
quilles gigantesques, enfouies profondément dans la terre devenue une espèce de
ciment, ses jambes de bois démesurées, lui permettaient de rester fier, presque
droit. Les images de ce roi de l'océan, s'apparentaient à un monument de
ferraille, de glue et de saletés marines. Ses canots de sauvetages que,
bizarrement, le commandant avait donné l'ordre de mettre à la mer, entouraient,
presque intacts, l'immense navire, comme des cannetons leur mère. Les yachts et
voiliers que l'on aperçoit, se sont couchés doucement sur le flanc, comme un
cheval épuisé.
Certains soirs, lorsqu'un soleil rouge rosissait ses flancs
pour disparaître peu à peu et être par elle englouti, là-bas, à l'horizon, je
pensais que l'astre solaire se donnait à elle.
Enfant, je
croyais même que le soleil était amphibie et dormait sous la mer pour
réapparaître le lendemain, claquant, tout neuf et faire tout autour d'elle, et
pour elle seule, jusqu'à son coucher, une danse amoureuse. Une voûte éclatante
qui l'embrasait, les plus beaux jours, du matin au soir. On la sentait charmée
par tout cet apparat et ces artifices amoureux. Elle bleuissait de plaisir, se
vautrait, paisible et nous qui la connaissions bien, entendions battre son cœur
au plus fort, lorsque ces vaguelettes frappaient un peu plus les rochers de la
petite crique, à l'endroit où le chemin des douaniers disparaît sous les genêts.
Son amant
parti jusqu'au lendemain ou pendant plusieurs semaines, selon les saisons, elle
reprenait une couleur bleue outre-mer, puis presque ocre sous les derniers
rayons, l'astre déjà parti. Enfin comme toutes les femmes coquettes, elle se
démaquillait, se dépoudrait avant de retrouver, pour la nuit, sa couleur
naturelle, incolore ou d'ombres et de lumières éparses venues du phare, du
port, des embarcations ou des lampadaires de la petite route qui surplombe, à
gauche, la baie et mène à la forêt et aux premières fermes.
Je devinais
qu'ayant trop à faire, la nuit venue, elle ne dormait pas. Elle veillait
encore, guettait les derniers bateaux de pêcheurs arrivant enfin à la jetée.
Alors, elle pouvait seulement s'apaiser, tranquille, et j'entendais doucement
son être et son souffle régulier de grosse ronfleuse et ces petites vagues
s'échouaient sur la plage en un rythme mécanique. Elle inspirait et expirait et
nous berçait ainsi, jusqu'à ce que le sommeil nous gagne.
Depuis que la
mer a disparu, les nuages aussi sont triste, effilochés ou gros cumulus, ils
scrutent d'en haut ce paysage presque lunaire. Aujourd'hui, sans vent, ils
s'attardent, contraints à ce spectacle irréel. Peu à peu, immobiles, les gros
cumulus noirâtres recouvrent tout le ciel comme un voile de deuil et les cirrus
ont disparu. Le soleil n'a plus sa place, et jamais plus, comme au plus beau
soir, il ne viendra confondre sa lumière dans le bleu de l'océan. Des millions
d'amphioxus desséchés mais encore bleutés rappellent sa présence. La terre
toute craquelée semble soudain si vieille...La végétation est uniforme dans son
costume vert kaki, trop grand pour elle. Les bouées sont ridicules, elles ne
flottent plus mais la pénichette est restée droite dans la boue, comme si rien
n'était arrivé. Il suffirait de pas grand chose pour que le bonheur nous
revienne. Mais elle ne reviendra pas, jamais plus.
Comme toi, ma
mère, qui nous a quittés une nuit, subrepticement, sans rien dire, doucement.
Comme elle,
tu t'es retirée et tu nous laisses un abîme sans fond....
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