« - Ça y est, nous sommes chez
nous !
-
Chéri
c’est…
-
Non
ne dis rien, viens voir, la maison n’est pas immense mais le hangar est
gigantesque et…
-
Attends,
attends, moins vite. Tu…tu rends compte ? C’est fou. Quand tu m’as parlé
de ce projet l’année dernière, cela semblait … »
Bernard posa délicatement son index
sur les lèvres de sa femme, et l’emmena doucement visiter les lieux.
Je me souviens très bien de ce
moment, et ce qui les y a amenés. La première balade, le coup de cœur pour une
maison en ruine au bord du Lot, l’envie folle d’un charpentier de métier de
faire lui-même tous les travaux… et les voilà, douze mois plus tard faisant le
tour de la bâtisse restaurée. Une nouvelle vie commençait pour eux, comme pour
moi et j’allais pouvoir être le témoin privilégié de leurs instants de vie.
« - Et regarde j’ai même réparé
le ponton ! Et là, on pourra stocker les canots sous le hangar l’hiver, et
je pourrai aller pêcher ou emmener nos enfants sur l’eau.
-
Nos
enfants ?
-
Je…Je
crois qu’un ou deux fils…
-
L’homme
a finalement donc un cœur.
-
Oui.
Tu sais, je pourrais apprendre aux garçons à pêcher, à fabriquer une cabane, on
pourrait bricoler sous le hangar, retaper une voiture de collection...
-
Et
bien quel programme !»
Bernard restait songeur, s’imaginant
un fils à qu’il apprendrait tout, un homme à qui il transmettrait le flambeau. Irène
s’amusait de la situation. Et le jeune couple se faisait rêveur face à la
rivière.
[…]
Bien des saisons passèrent et
l’euphorie s’atténua vite pour se mouvoir en un bonheur, celui des premières
années des enfants.
Lise, l’aînée, sûrement pas le
garçon que Bernard aurait voulu avoir, mais elle était sage, élève modèle qui
faisait la fierté de ses parents. Paul, le second tout aussi introverti mais
d’une autre manière. Le garçon peinait à trouver sa place tant son père
attendait de lui. Le futur homme de la maison avait en effet un rapport aux
choses bien différent de son paternel. Enfin Ophélie, ah Ophélie. Si Dieu avait
souhaité présenter la joie aux hommes, il aurait envoyé cette gamine. La petite
dernière était en effet un vrai boute-en-train, caractère facilité par sa
position de benjamine. On pardonnait tout à la favorite de la famille.
Je me souviens de leurs
conversations lorsqu’ils étaient tous à table :
« - Et qu’est-ce que vous
voulez faire comme métier plus tard ?
- Moi je veux être chasseuse de
lucioles ! Comme ça j’en mettrai dans toutes les maisons et plus aucun
enfant n’aura peur du noir ! »
L’innocence d’Ophélie faisait des
merveilles et chacun rigolait. A elle, on ne faisait aucune remarque sur ses
rêves d’enfants, mais à Paul… Bernard le soumettait rapidement à la
question :
« - Et toi Paul, tu veux faire
quoi ? Pilote de course ? Policier ? Travailler le bois comme
Papa ?
- … Je…
- Bah allez, parle que diable, ce n’est
pas dur de savoir pourtant.
- Chérie c’est un enfant, il…
- Oh ça va, être enfant ça n’empêche
pas d’être intelligent. Regarde ma petite Elise, elle sait elle, elle fera
médecin hein ma chérie ? »
Elise acquiesçait sans afficher de
volonté particulière, personne n’aurait pu dire si elle faisait plaisir à son
père ou à elle-même avec cette réponse.
Bernard insistait auprès de son
fils :
« -
Bon alors tu nous le ponds ton futur métier ?
-
Il
va être un monsieur des livres !
-
Hein ?
qu’est-ce que c’est que ça Ophélie ?
-
Bin,
Paul il est fort avec les mots, il me raconte toujours plein de jolies
histoires, alors quand il aura plein d’histoires, bah il les mettra dans des
livres.
-
C’est
ça que tu veux faire ? Ecrivain ? Tu n’as pas pensé à un vrai métier ?
-
C’est
vrai qu’il a très bonnes notes en dictée et en poésie.
-
Et
voilà, tu recommences à le défendre…
-
Et souffle fort Zéphyr
Puissent tes vents me suffirent
Pour prendre l’horizon
Pour nouvelle maison. »
Le jeune Paul avait mis fin à la
discussion, par quatre vers de sa propre plume, quatre vers que je savais lourds
de sens et qui résonnent encore en ma mémoire. Bernard ne disait plus rien,
incapable d’apprécier ou de juger l’acte et l’esthétisme. Irène souriait
intérieurement et Ophélie riait aux éclats, comme toujours amusée par les mots
de son frère.
[…]
La mousse s’amoncela sur la toiture
du hangar, ancrant un peu plus le lieu dans son environnement. Bernard, cassé
par des années de labeur ne pouvait de toute façon plus monter sur le toit pour
s’en occuper. Cela lui donnait une raison de plus de rabrouer Paul, pour qui
tout acte manuel était sa pierre de Sisyphe.
A table les discussions avaient
gagné en maturité, du moins dans la forme, le fond n’ayant jamais vraiment
changé.
« - Depuis combien de temps tu
sors avec ce Sébastien ?
- Trois mois.
- Il est joli garçon ?
- Un peu trop, elles lui tournent
toutes autour ! »
Ophélie ne pouvait s’empêcher de
titiller sa grande sœur. Elle pouvait se le permettre, comme d’habitude on lui
passait tout. La jeune femme en avait bien profité, militante féminine, cheveux
décolorés et tressés, vêtements larges et colorés, écologiste passionnée, ses
choix étaient à l’inverse de tout ce que son père aurait pu attendre, mais
Bernard ne lui faisait aucun reproche.
Irène continuait d’interroger ses
enfants :
« - Et toi Paul, ça va ?
Tu m’as l’air fatigué ?
- Ce n’est pas l’effort qui le tue…
- Je… oui… la fac m’ennuie mais…
- La fac l’ennuie… mais quel bon à
rien. Dieu ne m’a donné qu’un fils et c’est un putain de fainéant.
- Je … je vais sortir de table.
- Pour changer… Finir un repas avec
nous, ça fait longtemps que tu n’en es plus capable. »
Ophélie lançait un regard noir à son
père et emboitait rapidement le pas à son frère jusqu’au ponton.
« - Fatigué hein ? Ce ne
serait pas plutôt tout ce que tu fumes qui te donne ce regard de chien
battu ?
- Ophélie ne t’y met pas aussi… pas
toi.
- Quoi pas moi ? Je suis la seule
de ton côté et je t’aime bordel, je ne vais pas te laisser t’enfoncer sans rien
dire.
- Il y a des douleurs qu’on ne guérit
pas, et … ce que je fume ne me suffit plus de toute façon.
- Pourquoi t’essayes pas d’en parler à
quelqu’un ? Un psy ?
- Pour que Papa m’ajoute l’étiquette
de taré à toutes les autres ? non merci.
- … »
[…]
« - Tu tiens le
coup ? »
La question d’Ophélie ne trouvait
pas de réponse, tout comme sa main sur le bras de son frère ne ressentait aucun
tressaillement, aucune réaction physique. Paul s’était oublié depuis longtemps,
il était là, sans l’être. La cure de désintoxication l’avait éteint ; fini
les vers et les jolis mots échangés avec sa sœur. Ses yeux n’avaient plus cette
capacité à voir au-delà des choses.
« - Laisse-le, il a vingt-sept
ans, il sait manger tout seul. »
Le ton était impitoyable, refusant
l’existence d’un quelconque échec. Bernard n’avait jamais compris son fils.
Il voyait la drogue comme une
erreur, un acte de stupidité, sans voir que Paul, en hypersensible, n’avait
juste chercher qu’une échappatoire à ses douleurs. Bernard n’avait jamais été
tendre : un seul fils, loin de l’image virile et vieille école qu’il était
lui-même. Il l’aimait malgré tout, mais incapable de le montrer à cet enfant
qui vivait autrement les émotions, il n’avait su que toujours le rabaisser.
C’est finalement lui qui l’avait poussé dans le tunnel qu’était devenue sa
vie : un chemin sombre dont les murs bâtis des espérances paternelles, de
ses exigences d’image, de tant de briques imposées, que finalement Paul n’avait
jamais eu la place de s’exprimer.
« - C’est bon Papa.
- Quoi ? Je n’ai plus le droit
de parler dans cette maison ? Tu n’es pas sa mère à ce que je
sache ? »
Ophélie bouillonnait, elle ne se laissait
toujours pas impressionner par son père. Et son entrain habituel se
transformait souvent en esprit combatif lorsqu’il s’agissait de défendre ses opinions.
« - Non sa mère est là et elle
ne bouge pas d’un pouce… »
Elle pointait du doigt sa mère Irène
qui restait silencieuse. Elle attrapa son frère par le bras et le fit quitter
la table avec elle.
« -
Viens je vais te payer un café en ville.
- On ne vous a pas donné la
permission de sortir de table.
- Papa…on a vingt-sept ans. »
Et la porte d’entrée claquait quand
les deux enfants en passaient le seuil, tandis que Bernard n’en finissait plus
de maugréer sans pouvoir les arrêter.
Les repas de famille n’avaient pas
toujours été comme ça. Je me souviens des premières années, de ces gamins qui
couraient autour de la table en chêne… La table… « Dans le même bois que
ces murs » se vantait souvent Bernard, pas peu fier de son œuvre. Elle
était d’ailleurs à son image : brute et peu travaillée, large et
accueillante, témoignant d’une générosité cachée. Mais elle était un peu mal
placée, disproportionnée par rapport à la pièce, comme essayant de trouver sa
place à l’intérieur alors que la nature, le dehors, lui seyait tellement mieux…
[…]
J’aurais aimé pouvoir accrocher des
rideaux noirs aujourd’hui, pleurer à ma façon la perte d’un être cher. C’est
comme si l’un des piliers de ma charpente s’était brisé, rongé par la
vermine.... Je sens les pas légers d’Ophélie près des lattes de la balustrade,
si légers, et pourtant si lourds de tristesse. Son père est mort.
Ses sanglots m’en faisaient presque
oublier la chorale bucolique des oiseaux des alentours. Irène s’était
rapprochée mais aucune d’elles ne pouvaient échanger le premier mot. Le silence
dura quelques instants avant qu’Ophélie ne le brise:
« - Pourquoi tu l’as laissé
sortir? Tu… tu savais qu’il ne devait pas rester sans surveillance…
- Personne n’a jamais muselé ton père.
Aucun de ses patrons, ni la maladie, ni moi. S’il avait décidé que… il le
faisait c’est tout.
- Il ne pouvait plus décider, il ne
devait plus!
- Peut-être qu’il a eu un dernier
moment de lucidité et qu’il a voulu être à nouveau maître de lui-même. Tu sais
combien il aimait cette maison et venir passer du temps sur le ponton.
- Il s’est noyé maman! Putain il s’est
noyé! »
Les mots résonnaient entre les
gémissements de tristesse.
« - Le légiste n’est pas sûr
qu’il n’a pas fait une attaque avant et que c’est ça qui ...qui l’a fait tomber
à l’eau. Peut-être qu’il savait que c’était l’instant. Et qu’il a préféré le
vivre à l’endroit qu’il aimait le plus… »
[…]
La vie offre une multitude de petits
bonheurs. L’esprit humain n’est souvent pas assez contemplatif pour comprendre
que chaque instant est d’une allégresse incomparable. Il a tendance à ne se
focaliser que sur les évènements marquants, les bons comme les mauvais, les
naissances, les mariages, les accidents, les décès, alors que d’innombrables
parcelles de choses positives parsèment le long chemin de sa vie.
La mémoire humaine est ainsi faite.
Pas la mienne. Mais il ne serait pas compréhensible pour vous que je narre tous
ces feu-follets de plaisir que j’ai pu contempler dans leurs vies. Je vais donc
me contenter d’avancer en ne citant que ce vous vous auriez vu en les
observant.
Elise a terminé ses études de
médecine, se spécialisant en oncologie. Elle s’est mariée avec le beau
Sébastien, mais ils n’ont pas eu d’enfants car deux ans plus tard, elle
découvrit qu’il la trompait. Cela brisa quelque chose dans l’esprit de
l’éternelle enfant-modèle. Le mérite avait-il un sens ? Elle qui avait
tout donné pour plaire à son père, aux yeux des autres, qui s’était sacrifiée
pour s’accomplir, se retrouvait moqué par le destin de cette manière ?
Et finalement avait-elle vraiment
aimé Sébastien ? N’avait-elle jamais su si elle éprouvait des
sentiments ? Pour lui, pour d’autres, pour les autres, pour elle ?
Avait-elle oublié de s’écouter ?
La vie la rattrapa ainsi et elle
abandonna son poste et partit pour un tour du monde. Elle a rencontré une femme
à ce que j’entends ici. Je suis sûr qu’elle se découvre et apprend enfin à
s’aimer et à aimer la vie.
Paul, mon triste Paul. Triste car
c’est ainsi que vous l’avez sûrement toujours vu. Et pourtant, il fut à jamais
ma lumière, l’incroyable pureté des sentiments. Sa compréhension du monde et le
regard attendri qu’il posait sur toute chose, sont toujours entrés en résonance
avec mon âme. J’entends encore ses mots, quand tout petit il déclamait ses
poésies. J’entends encore ses vers quand à l’adolescence il brûlait ses
passions en orateur devant Ophélie. J’entends encore son cœur suintant l’encre
du vrai, du vivant, blesser à jamais milles feuilles de papier. L’artiste
maudit comme il se définissait, l’enfant écrivain comme je le voyais.
Paul est mort. Fatigué par la vie,
la drogue, éreinté par la tristesse de ne pas avoir pu ouvrir les yeux de son
père…
Avec lui, une autre lumière s’est
éteinte. Ophélie en perdant son frère, perdit tous ses combats, et la
turbulente lionne avait muté en une femme passive et silencieuse. Elle ne
rirait plus jamais et ne ferait plus rire non plus.
[…]
Me voilà donc,
un nombre incertain de saisons plus tard. Tous sont partis sur l’autre rive à
l’exception d’Elise et d’Ophélie. Mais aucune ne vient plus me voir. L’une vit
un peu partout autour du monde, s’enrichissant de mille cultures, et oubliant
peut-être nos jours heureux. L’autre, la benjamine, a perdu sa gaieté d’antan
et je la vois encore parfois à l’orée du chemin, n’osant s’approcher. Le passé
la hante, mais toujours l’attire.
De nouvelles âmes m’ont investi, je
suis “moderne” dit-on maintenant. On m’a incrusté des mécaniques, domotique et
géothermie selon les termes des nouveaux habitants. Mais dans mon bois, je
reste la maison d’une seule famille, témoin privilégiée de leurs vies.
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