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Buongiorno ? Franchese ? Le palais des Doges ? Ah !
Non ! Cette photo, ce n'est pas ça,
mais je reconnais bien l'endroit. Cela n'a pas beaucoup changé,
d'ailleurs ! Donnez-vous la peine d'embarquer ! Ça bouge un peu … N'ayez
crainte ... Asseyez-vous là, je vous
prie. Je vais vous conter votre méprise durant notre ballade … Avanti
tutti !
… Il existe au 29 de la rue Strandvägen,
un bâtiment qu'on appelle fort modestement la maison Bünsowska. C'est
elle qu'on remarque dès l'entrée du port. Oui, celle de gauche sur votre carte
postale. En fait de maison, c'était plutôt là un véritable palais qu'avait fait
construire mon grand-père, Fredick Bünsow durant les années 86, 87, juste avant
ma naissance. Seulement, son austérité de protestant lui avait toujours
interdit l'emploi de ce terme architectural : un palais, certes
plus approprié, mais qui alors aurait sans doute trahi chez lui la suffisance
d'un Vénitien. Malgré sa fortune, mon aïeul avait toujours mis un point
d'honneur à paraître détaché de tout bien matériel. Ce n'était pas la cupidité
qui l'avait enrichi, mais ses entreprises, aussi cette maison
avait-t-elle pour principale fonction d'instruire chacun de ce que « tout
travail mérite salaire ». L'opulence dans laquelle nous vivions
servait uniquement à guider les pauvres sur le chemin des usines, des scieries,
qui seules seraient en pouvoir d'assurer leur rédemption. À la différence des
gens du Sud, des catholiques souvent prétentieux, prompts à susciter l'envie
chez leurs voisins et par là à favoriser le vol et la paresse, nous nous
efforcions en bons luthériens de ne jamais prendre plaisir de nos conditions de
nantis. Plus nous étions riches, moins nous nous devions d'afficher notre
bonheur, plus nous nous montrions rigoureux, ternes, économes comme si tout cet
argent n'était pas vraiment le nôtre, mais un legs divin à exposer au plus bel
endroit de la ville afin de servir d'exemple à chacun.
Bien évidemment, à l'abri de nos
somptueuses façades de briques, nous faisions ce que nous voulions. Le
principal était d'éviter les scandales, de sauver les apparences. Notre famille
se rendait au temple tous les dimanches avec ce qu'il fallait d'ostentation
dans nos manières de puritains. Nous faisions l'aumône aux plus nécessiteux,
nous financions les tombolas pour les œuvres de charité, nous offrions à nos
édifices religieux des vitraux laissant discrètement y apparaître notre nom de
bienfaiteurs. Bref, nous avions une communication adaptée à la misère de
l'époque et jamais au grand jamais, personne n'aurait pu imaginer ce qui
arriva. Il me faut préciser qu'en ce temps-là, Grand-Père ne dirigeait plus
vraiment ses exploitations forestières et qui avaient fait notre fortune.
Depuis peu, il avait délégué la direction des coupes à l'oncle Lasse, celle des
scieries à Pelle l'aîné de ses trois fils, et entendait profiter de sa
retraite. Cette dernière ne devait en rien apparaître oisive, mais utile à son
entourage. C'est ainsi qu'il s'intéressa en premier lieu à ma petite personne,
à mes études qu'il estimait d'importance alors que je n'avais pas encore cinq
ans. Il mettait un point d'honneur à ce que j'apprenne le Français, votre
superbe langue, qui nous était pourtant parfaitement étrangère, mais parlée par
le Roi. Pour cela, il avait fait venir de Paris une jeune institutrice
répondant au doux prénom de Marie. Je me souviens encore de son extrême
timidité, de la circonspection avec lesquelles elle s'adressait à moi et dont
j'aurais pu amplement profiter. Sans doute, cette sorte d'empathie qui relie
parfois si bien les jeunes femmes tristes aux orphelins et dans laquelle nous
nous retrouvions tous deux, m'en préserva. Sa tâche consistait à s'occuper
uniquement de moi, en me parlant exclusivement dans votre langue puisqu'elle ne
connaissait pas un traître mot de la nôtre. De ce fait et malgré ma folle
envie, je ne pouvais fréquenter à la förskola du quartier la turbulence
des autres garçons de mon âge, et je dois uniquement à Grand-Mère la
possibilité de m'exprimer encore aujourd'hui dans ma langue natale. En effet,
dès que son tyran de mari sortait pour une course quelconque, elle me
kidnappait pour m'entrainer à sa suite aux cuisines, laissant à ma préceptrice
désœuvrée le soin de ranger ma classe personnelle. Là, Farmor, les
cuisinières, les bonnes me gâtaient de sucreries acidulés et de mots doux,
empreints de pitié mais aussi de colère à me savoir ainsi prisonnier de cette horrible
et si belle étrangère ! Si bien qu'aujourd'hui encore, lorsqu'il m'arrive,
certes rarement, de discuter dans ma langue avec quelque compatriote, j'y
ressens toujours comme une nostalgie de cette ambiance doucereuse et
compassionnelle d'alors et que je ne retrouve nulle part ailleurs. Un ami
psychologue m'a dit que c'était sans doute là, une recherche inconsciente de ma
mère et qui était morte en me mettant au monde. Peut-être ? Il vrai que
dans le brouhaha polyglotte du Grand Canal, sur les vaporreti
bondés de touristes, je reconnais toujours entre mille les sonorités
enchanteresses de ce parler particulier de mon pays, bien que je l'eusse quitté
si tôt. Les chants des gondoliers, l'anglais, l'allemand, l'espagnol
baragouinés par mes collègues italiens me demeurent bien sûr plus familiers. Or
si aujourd'hui, je connais par cœur et dans toutes les langues, tous ces
discours vantant la magnificence de l'architecture de nos églises et de nos palazzi,
le détour obligé vers les verreries de Murano, seule le Suédois de ma
Grand-Mère me parle encore vraiment !
Tout a réellement commencé en cet
hiver 1895 quand Monsieur Nobel vint à la maison. Il avait déjà acquis une
grande renommée de par son invention et il était devenu aussi riche que nous.
Nous nous servions quotidiennement de sa dynamite pour ouvrir les voies
nécessaires au convoyage du bois dans toutes les forêts du Nord. Seulement,
nous n'avions jusqu'alors avec lui que des relations purement commerciales.
Oncle Lasse lui achetait des tonnes d'explosifs. Nous les utilisions pour
briser les rochers entravant l'avancée de nos chemins de fer. Ainsi, en
faisions-nous la publicité dans l'Europe entière, et sans doute, pour avoir
ainsi accepter si facilement notre invitation, s'en sentait-il quelque peu
redevable. Car, du fait de sa nouvelle situation de retraité, Grand-Père avait
convié ce grand savant à la Bünsowska pour autre chose que les
traditionnelles affaires. Il s'agissait désormais de philanthropie.
Derrière ce mot quelque peu ésotérique se cachait le désir non avoué de
mon aïeul de laisser notre nom à la postérité. En effet, abattre des forêts
entières, organiser le marché du bois était très certainement utile et
respectable pour l'économie de notre royaume, mais cela ne nous assurait en
rien une quelconque notoriété. D'ailleurs, qui aujourd'hui se souvient encore
de notre nom ? Le problème de Monsieur Nobel, quant à lui déjà
mondialement célèbre, était inverse. Son invention s'était révélée à la fois
des plus utiles et des plus néfastes. Quelques années auparavant, un journal
français l'avait outrageusement baptisé de « marchand de mort »
du simple fait que ses explosifs étaient également utilisés à des fins
criminelles. C'était foncièrement injuste et cela révolta le puritanisme de mon
ancêtre. Il fallait y remédier, redorer le blason de ce cher ami pour, in
fine, bénéficier des possibles retombées de la gloire. L'expédition de
Monsieur Andrée pouvait en fournir l'occasion. Cet aventurier venait de
présenter à l'Académie Royale des Sciences son projet de survoler le pôle Nord
avec un ballon empli d'hydrogène. Aussitôt, plus d'un cria au fou : de ces
gens qui ne risquent jamais rien, se contentant de critiquer les autres ...
(Ici, sur votre droite, ce grand escalier, c'est chez les célèbres Contarini
...) … À tout dire, son plan
était ambitieux ... Dangereux ... Il s'agissait pour lui de s'aventurer vers
cette dernière terra incognita avec un moyen de locomotion des plus
étranges. Or, le Roi lui-même se faisait fort de financer en partie les frais
exorbitants calculés par cet aéronaute pour cette périlleuse mission
dont le succès permettrait au pays qui y arriverait le premier, de revendiquer
la souveraineté de ce Grand Nord n'appartenant encore à personne et
suscitant bien des convoitises. Il fallait faire vite, éviter de se faire
doubler par les Américains, les Anglais, voire les Allemands ou les Français
alors pionniers dans la conquête des airs.
Bien qu'encore enfant, je me
souviens des conciliabules passionnés qui réunirent alors chez nous, tous ces
messieurs dans la préparation secrète de ce voyage en ballon en Arctique.
Grand-Père recevait, parlementait, organisait, (retrouvant ainsi sa fibre
d'entrepreneur) au milieu de tous ces jeunes gens qui ne rêvaient que
d'exploits. Marie, qui ne comprenait comme moi que vaguement les choses, mais
cherchait malgré tout à me les enseigner, me faisait la lecture d'un roman :
Cinq semaines en ballon, écrit en français par un certain Jules Verne.
Il s'agissait sans doute du même et extraordinaire voyage, à cela près que
dans la fiction du romancier, le vol du Docteur Fergusson et de ses deux
acolytes, son serviteur et son ami chasseur, s'effectuait au dessus de
l'Afrique, qui, comme chacun sait, bénéficie de températures plus clémentes.
Températures que ma charmante institutrice et moi, blottis confortablement dans
notre nacelle-nurserie, appréciions alors grâce à la chaleur diffusée par le
puissant et moderne calorifère à vapeur de la maison. Grâce aux illustrations,
nous survolions en toute quiétude des troupeaux d'éléphants, des hordes de
lions chassant des antilopes, des pyramides, le Sphinx ... Mais allez dire à un
Suédois que la banquise, les glaces, le blizzard, les tempêtes de neige
pourraient être des obstacles à sa liberté ! Au contraire, pour tout viking
qui se respecte, le danger suscite l'envie ! Et c'est ainsi que mon pauvre
Papa, considéré à tort comme un désœuvré par Grand-Père depuis le décès de
Maman, postula pour être le troisième homme d'équipage.
Pour qui comme vous se promène un
tant soit peu de port en port, ce flâneur y remarque aisément deux sortes de
bâtiments : d'abord les jolis bateaux qui flottent à quai, puis juste
derrière, bien plus solidement arrimés au sol, ces somptueuses maisons :
celles de leurs armateurs. Les premiers sont fait pour voyager, les seconds
pour inciter les marins au voyage afin de soutirer encore plus d'argent de leurs
aventureuses folies. Pour toutes ces odyssées improbables à la Marco Polo,
toujours des armateurs financent, affrètent les bateaux. Parfois, ils poussent
même le zèle jusqu'à les assurer. Pour ne pas perdre leur investissement,
s'entend. Et, prudents, eux ne vont jamais sur la mer. Ils font aller les
autres. Pas fous. C'est pour cela, ces innombrables et somptueuses façades
autour de nous. Alors pourquoi ne pas armer un ballon : c'est une
embarcation aussi incertaine qu'une autre. La nôtre de façade, je veux dire
celle de la Bünsowska, celle de ce cliché que vous avez reçu de
Stockholm, a été édifiée par Monsieur Clason. Cet architecte s'est inspiré de
vos châteaux de la Loire, ce qui explique les sculptures et les
tourelles : le faste ainsi créé devant
refléter la valeur des gens qui y habitent. D'ailleurs, si vous êtes
suffisamment curieux pour faire le voyage un jour jusqu'à la Strandvägen,
vous pourrez y admirer au-dessus de la porte principale, finement ciselés dans
la pierre, les portraits de Grand-Père et de Grand-Mère ... Ici, c'est le Palazzo
Grimani … oui, de la célèbre et intrigante famille Grimani ... Renaissance
… Le seizième siècle ? Exactement. Vous pouvez le photographier … c'est
typique ... Par l'architecte Michele .... Voyez : qui se ballade à Venise,
se ballade dans l'Histoire ... Mais, revenons à la mienne. Qu'un marchand de
bois ayant fait fortune, joue sur ses vieux jours à devenir armateur pour le
simple plaisir d'avoir une jolie maison où me faire grandir, moi son
petit-fils, son petit roi, j'aurais pu l'accepter. Mais qui pourra jamais
m'expliquer pourquoi, s'il m'aimait vraiment, Grand-Père a-t-il laissé partir
Papa ?
Ce dernier avait mis en avant ses
compétences de cartographe. Il faudrait dessiner les territoires survolés. Il
était jeune, sportif, ayant le goût du risque comme son père et ses grands
frères. Mais surtout, ce qu'il ne disait pas, est qu'il était profondément seul
car dans notre famille, on savait
parfaitement taire les sentiments. Il adorait Maman. Ne le montrait pas. Oh,
ici aussi, nous mettons toujours des masques ! Mais seulement pour
Carnaval ! Cette idée de guideropes était des plus farfelues. Mais
à l'époque, qui aurait pu critiquer Monsieur Andrée ? L'aérostation, en
Suède, personne n'y connaissait rien. Ce fou prétendait quand laissant traîner
au sol ces cordages, il freinerait la course du ballon dans le vent et ainsi le
rendrait dirigeable. Tout le monde y crût, ou du moins fit mine de le croire
tant les gens adorent jouer les savants. Le départ en juillet 1897 depuis le
haut de la Norvège de nos trois conquistadors fut l'occasion d'une
grande fête à Stockholm. Seulement, leur vol tourna vite au fiasco. Le ballon
ne se montra en rien dirigeable, les guideropes s'étant détachées de ce
gigantesque ballon, confectionné à Paris, aux ateliers du passage des
Favorites, (vous devez connaître … Non ? D'où ? Comment ? De
Breuillet ? Ah ? Près d'Arpajon ? La banlieue sud ? Je vois ...) par ce grand aérostier qu'était
Monsieur Lachambre. Un ami de Monsieur Santos-Dumont, mais qui préféra à
l'époque les aéroplanes. L'enveloppe de soie trop peu imperméabilisée laissa
fuir rapidement son hydrogène vu la faible pression barométrique de nos
latitudes ! Ils volèrent dix heures. Ensuite, nos trois
pauvres aventuriers furent condamnés à errer des mois sur la banquise qui,
durant l'été, s'éloigne irrémédiablement de la terre ferme. Plus ils marchaient
dans cette nature hostile, plus ils reculaient. Et, il fallut attendre l'année
1930, trente-trois ans plus tard, pour enfin retrouver leurs dépouilles, et
surtout ces très nombreux et pathétiques clichés que ces explorateurs avaient
scrupuleusement pris pour témoigner par le menu de leur inimaginable calvaire
et leur terrible agonie. Bien sûr, les trois héros eurent droit à des funérailles
nationales qui défilèrent cérémonieusement rue Strandvägen, juste devant
notre maison. Seulement, Grand-Père ne put y assister. Lui et sa femme étaient
depuis longtemps morts du chagrin et de la culpabilité d'avoir eux mêmes, pour
épater Monsieur Nobel, monter cette terrible expédition.
Je n'ai guère attendu pour quitter notre chez
nous du numéro 29. Dès que j'ai su du haut de mes huit ans que Papa
ne reviendrait pas, j'ai dit adieu à mon pays. Avec Marie, nous nous sommes
installés à Venise et qui ressemble il est vrai un peu à Stockholm mais en plus
chaud. Dès que j'ai pu, j'y ai passé mon brevet de gondolier. Aujourd'hui, j'en
suis l'un des plus anciens. Or, voyez comme mon embarcation demeure
magnifique ! Je viens de la faire repeindre. En noir évidemment !
C'est la tradition. Depuis la peste. Notre expédition ne vous éloignera pas
trop de votre hôtel, je vous rassure. Je fais toujours le même trajet : du
Rialto jusqu'au pont des soupirs, pour accoster devant le Palais
des Doges, et où vous pourrez également faire des photographies …Ensuite,
revenez par les ruelles. Non, non vous ne vous y perdrez pas ... Aucun danger
... Je promène parfois des gens célèbres, vous savez ? Tenez, pas plus
tard que la semaine dernière, j'ai eu l'honneur, grâce à ma parfaite maîtrise
du français de promener Messieurs Cocteau (qui comme Monsieur Saint-John Perse
cette année aurait tout aussi bien mérité le prix Nobel de littérature) et Jean
Marais, (de vrais amoureux, ceux-là !) à l'occasion de la présentation à
la Mostra de leur nouveau film : le Testament d'Orphée.
Orphée, vous savez : ce héros grec qui revint également de chez les morts
...
… Voilà ! Chers touristes
français, notre traversée s'arrête là. Vous pouvez débarquer.
Grazie mille …
Arrivederci !
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