mardi 4 juin 2013

Kindertotenlieder



L
’autre jour, en effectuant quelques rangements dans de vieilles boites contenant des cartes postales et des photographies, je tombai sur celle qui fut prise après les bombardements de 1944 : le bel hôtel de ville de notre commune, dont nous étions si fiers, construit au 18e siècle, coupé en deux !  Mais qu’est-ce que cette photo fait là ? Je la croyais dans l’album de famille qui est conservé précieusement par mon frère. Elle me rappelle soudain de terribles souvenirs.

Je m’appelle Monique. Je suis née le 19 février 1936 dans une  petite sous- préfecture de Lorraine, qui fut un centre important sur la Ligne Maginot, construite avant la seconde guerre mondiale. Cette ligne était censée empêcher une possible invasion ennemie tout le long de la frontière Est de la France. Malheureusement, en juin 1940, sans combat local, la Moselle et l’Alsace, pays de mes ancêtres, furent annexées, les fortifications Maginot ayant été habilement contournées par l’armée allemande qui passa par les Pays Bas, la Belgique et le Luxembourg pour nous envahir.

Je changeais de nationalité et devins  Monika.
 
Huit novembre 1944. Ce matin-là, la ville était paisible et s’éveillait lentement. Le temps était beau et sec.
Les habitants subissaient déjà depuis quatre années l’occupation de l’Allemagne nazie. Résignés, ils se préoccupaient avant tout de remplir le grenier et la cave de provisions pour l’hiver qui s’annonçait, comme toujours, rude dans notre région. Ils n’en pouvaient plus de subir toutes sortes de privations, mais, au moins, ils savaient cultiver et ils avaient un peu de terre. Dans les jardins et les vergers établis le long des « gässeln » on s’était affairé à la récolte des derniers légumes. Les pommes et les noix étaient soigneusement rangées dans les clayettes des greniers. A la barbe de l’ennemi on avait tué le cochon, mis au saloir, fait le boudin et les pâtés. En cachette les jambons attendaient dans la cheminée pour y être fumés. En attendant la récolte des choux on préparait les tonneaux pour la choucroute.
 
Depuis quelques temps des bruits couraient sur les ondes de la radio « interdite ». On savait qu’un débarquement devait avoir lieu quelque part : « Pom… Pom … Pom... Ici Londres… Les Français parlent aux Français ». Les séries de messages codés avaient suivi, comme toujours, monotones et mystérieux. On les écoutait entre les lignes, sans comprendre, mais c’était la voix de l’Espérance !
Je me souviendrai toujours du soulagement qu’ont éprouvé mes parents et mes grands-parents, le jour où ils avaient entendu la voix du Général de Gaulle s’adresser, en particulier à eux, Alsaciens et Lorrains, leur disant qu’il ne leur serait pas tenu rigueur de ce que les Allemands les forceraient à faire sous la contrainte. Quelle bouffée de réconfort leur était parvenue là !

Mais les terribles évènements qui suivirent ce jour-là resteraient à jamais inscrits dans les cœurs et les mémoires de toute notre famille et dans ceux des habitants de la ville !
Aux environs de dix heures du matin, la sirène, installée dans la lanterne ajourée du clocher de l’église se mit à hurler. C’était le signal qui précipitait toute la population dans les abris ou les caves consolidées.

Depuis quelque semaines déjà, par temps clair, la ville était régulièrement survolée par des escadrons de bombardiers argentés qui passaient très haut dans le ciel avec un vrombissement sourd, en direction de l’Allemagne, toute proche, à l’est.
On savait que là-bas, tout était en ruines. Les pompiers de notre ville, dont faisait partie mon père, étaient de plus en plus souvent appelés en renfort pour éteindre les incendies allumés par les bombardements.
On se disait : « Enfin, verra-t-on bientôt la fin de tout cela ? »
Lorsqu’une alerte était donnée et que tout le monde était dans les abris il arrivait à quelques intrépides de rester à guetter, le nez en l’air, pour suivre des yeux les avions brillants. Ils les comptaient et admiraient leur impeccable alignement.

C
e jour-là, quelques hommes étaient restés au magasin des pompes pour réparer leur véhicule, au retour d’un récent raid en Sarre. Il fallait réparer au plus vite. Il y avait mon père, Paul, le chef, Léon et leur ami Alfonse qui s’affairait au fond du garage près d’une roue endommagée. Je ne me souviens pas des autres. Il fallait être prêt pour les prochains appels qui allaient en s’accélérant. De toute façon, les avions ne faisaient que nous survoler, c’est l’Allemagne qui était visée !

A chaque alerte, la cave voûtée de grand-père Joseph accueillait toutes les familles de notre quartier, ceux de la rue des Arquebusiers et ceux de la rue du Pressoir, dite Keltergass en patois francique local. Grand-père était maçon. La cave voûtée de sa maison ancienne était solidement étayée. Il était généreux, je ne le dirai jamais assez.
Les voisins arrivaient en hâte et s’asseyaient le long des murs sur des bancs. Nous, les enfants, étions allongés sur de vieux matelas disposés entre la soute à charbon et la réserve de pommes de terre. De gros sacs de sable fermaient hermétiquement l’orifice des soupiraux. Et comme chaque fois, Marie Théobald entamait le chapelet de sa voix monocorde et pointue. Suivait la litanie des Saint, très longue. Marie scandait les invocations et toute l’assemblée faisait les réponds, les voix graves des hommes se mêlant à celles des femmes. Le murmure monotone des « Bitte fur uns » suivait celui des « Ora pro nobis », ce qui veut dire « Priez pour nous »  berçaient les enfants qui s’endormaient.

Mais soudain, d’affreux sifflements suivis de violents bruits d’explosion firent trembler le sol. Pas de doute, c’était sur nous que les avions piquaient. C’est nous que l’on bombardait !
La lampe à carbure suspendue au plafond vacillait et éclairait des visages effrayés….
- « Mon Dieu, c’est tout près de chez nous » !
Et soudain le silence. Un silence lourd. L’angoisse qui serre les gorges… puis de cris.
Mon père apparut peu après au haut de l’escalier. Il portait un pansement énorme à la tête. Il raconta les terribles choses qui venaient d’arriver :
- « Une bombe est tombée sur l’hôtel de ville et a coupé le bâtiment en deux. Il n’en reste plus que la moitié dressée au milieu des décombres. Le magasin des pompes, tout proche a été touché. Le souffle de la déflagration m’a projeté hors du local. Un énorme bloc de pierre m’a cloué au sol. Plusieurs soldats Allemands, affolés sont passés en courant sans écouter mes appels à l’aide. L’un d’eux me posa son pistolet sur ma tempe, prêt à tirer. Heureusement un cinquième accourut et m’aida à me dégager. J’ai l’arcade sourcilière coupée, j’ai beaucoup saigné… mais je suis en vie ! »
Alfonse, son compagnon n’avait pas eu cette chance. Le lourd véhicule des soldats du feu, projeté contre le mur du fond par le souffle de la bombe le tua net.
En tâtonnant, papa avait soulevé avec effroi une touffe de ses cheveux sous les éboulis. Il avait été complètement écrasé. Il n’y avait plus rien à faire pour lui. L’hôpital, tout proche, dont la toiture était marquée d’une énorme, croix rouge avait été épargné et papa a pu s’y faire soigner.

N
ous avons tous pensé que ces terribles évènements étaient survenus par erreur. Les Américains avaient sans doute confondu le nom de notre ville avec celui d’une ville allemande. Ces Américains tant attendus, ces soldats providentiels ont-ils pu nous attaquer de cette façon ? Nous les attendions, mais pas de cette façon !
Les Allemands avaient installé un poste d’observation et un émetteur-récepteur dans la lanterne du clocher de l’église. De très loin, on pouvait nettement distinguer la silhouette du guetteur. C’est lui qui fut visé ce matin-là, avons-nous conclu.

Mais avec le recul du temps, il devint évident et nous l’avons compris, qu’il s’agissait d’une stratégie volontaire pour permettre aux troupes d’avancer, et pour harceler l’ennemi encore en place.
A treize heures trente, 1’aviation revint en force. Et ce fut terrible ! Les bombes sont tombées sur de nombreuses habitations qui prirent feu. Vingt deux civils furent tués et parmi eux, trois membres de notre famille. L’horreur !
Après le vacarme des tirs et des explosions une personne affolée se présenta à l’entrée de notre cave :
-          « Vite, la maison de votre fille a été bombardée, on entend des appels au secours ! »
Les hommes ont couru au chantier. Grand-père Joseph, oncle Paulo, son frère José et Renatus, leur ouvrier ainsi que papa, malgré sa blessure. Ils se sont armés de pelles, de pioches, et de pics. Des voisins les ont rejoints sur les lieux du drame.
La bombe était tombée dans la rue. La maison s’est effondrée comme un château de cartes, emprisonnant mon oncle René, Tante Louise, mes trois petites cousines Josyane, Renée et Suzy, ainsi que la famille voisine, les Paké avec leurs trois petits garçons qui étaient venus se réfugier chez eux. Mes cousines avaient neuf, sept et cinq ans. Les petits voisins étaient du même âge environ. C’étaient mes compagnons de jeux !
Pour atteindre la cave il a fallu déblayer les décombres, se frayer un passage par le sous-sol de la maison voisine, moins endommagée, attaquer le mur de séparation avec les pics, pelleter, répondre aux appels pour les rassurer sur l’avancée du travail. Ils se parlaient à travers l’épaisseur du mur. Ils étaient envie. On allait les délivrer !

A la maison de grand’mère on faisait chauffer l’eau pour faire du café « ersatz, » et des tisanes qui les réconforterait tous. On avait hâte de les serrer dans nos bras.
On sortit de cette funeste cave tante Louise, Renée et la petite Suzy, inertes et encore toutes chaudes. Sans doute évanouies ? L’oncle était conscient. Son casque de pompier qu’il n’avait pas eu le temps de retirer au moment de l’alerte l’avait protégé. Il s’était incrusté dans le plafond affaissé de la cave. Grâce à lui il avait pu aider sa petite Josyane, serrée contre lui en dégageant les gravats qui obstruaient sa bouche et son visage. Elle était sauve.
De la famille Paké, ensevelie sous un monceau de gravats, dans le fond, près des soupiraux personne ne bougeait plus. On retira des décombres cinq corps sans vie. Le père la mère et les trois petits garçons.
 Le médecin, les infirmières de la Croix Rouge et de l’hôpital tentèrent très longuement de ranimer mes deux petites cousines et leur maman. En vain. Elles étaient mortes asphyxiées ! A deux doigts d’être sauvées !

Le lendemain, dans la grande salle de la maison des grands-parents trois cercueils étaient alignés. On avait voilé les miroirs, dressé des candélabres et un crucifix : le calvaire qui se trouvait dans la chambre du haut représentant les saintes femmes au pied de la croix. On avait posé une coupelle avec du buis et de l’eau bénite sur un guéridon.
Toute la famille se relayait auprès des trois chères aimées. Grand-père était prostré. Il ne se remettra jamais de ce malheur.
Le jour suivant, la sirène hurla encore une fois. Ce n’est plus dans la cave ni dans les abris que la population courut se réfugier mais dans les « gässeln ». On pouvait voir de longues files se hâter dans les sentiers étroits pour aller se terrer dans les abris des jardins.

            Je me souviens de la petite poupée en celluloïd que je serrais dans mes mains tout en courant. Elle avait une large robe virevoltante que grand-mère Anne avait crochetée : petit coin de rêve d’une fillette de huit ans. Cette poupée était de la même taille qu’une « Barbie » d’aujourd’hui. Elle avait des cheveux bien coiffés et autant d’allure qu’elle.

Heureusement, les alertes ne se renouvelèrent pas. Il n’y eut plus d’attaques. Les jours suivants furent calmes et tristes. On attendait l’arrivée des libérateurs. On put lire, inscrite avec de la peinture noire sur les murs de certaines maisons, la date : « 1918 ».
Ils approchaient. Dans le lointain on entendait des tirs et des rafales de mitraillette. On se battait dans les environs, du côté de la Nied. L’armée du Général Patton avançait, reculait, traquait les derniers occupants.
Le 25 novembre, enfin, nous pouvions voir les premiers G. I., en tenue de camouflage, entrer dans la ville en rasant les murs.



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De nos jours encore, des bombes éclatent à Sarajevo, en Syrie, en Palestine, au Mali, ailleurs… dans tous les coins du vaste monde, tuant de pauvres enfants innocents. C’est pour eux que j’écris ce texte. Je le leur dédie, en pensant à mes jolies petites cousines et à leurs petits camarades morts à quelques jours de la fin des hostilités.
Monique Charbonnier (Breuillet)


[1] Ce sont des ruelles étroites, bordées de murets construits avec les pierres de l’ancienne cité médiévale qui fut détruite pendant la guerre de Trente ans. Ils longent l’exact emplacement du mur d’enceinte. Ils sont percés, ça et là, de petites portes qui s’ouvrent sur d’adorables jardins où on cultive des légumes, des fleurs et des arbres fruitiers. Ils faisaient le tous de la ville. Malheureusement, l’extension moderne de l’urbanisation tend à les faire disparaître.

[2] Le patois francique mosellan, dit « platt » lorrain, est une langue qui se parle dans l’espace Sarre, Lorraine, Luxembourg, Rhénanie, Palatinat. C’est une langue transfrontalière qui a des variantes régionales, mais la même racine. Elle est plus ancienne que l’allemand et le français. Ce n’est pas de l’Alsacien.
Délaissée depuis les années 1960, on constate un renouveau depuis peu et les jeunes s’y intéressent et l’apprenant à l’université : C’est une langue qui permet de vivre dans une grande culture Européenne. C’était celle de Charlemagne.

[3] La Nied est une rivière qui coule en Moselle, affluent de la Sarre et sous-affluent du Rhin.

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