mardi 4 juin 2013

Souvenir d’un été finissant



Non ! Qu’est-ce que cette photo fait là ? Abasourdie, Roseline contemple le cliché noir et blanc retrouvé entre les pages d’un livre de contes pour enfants. Ce livre lui a appartenu, elle se souvient quand elle implorait ses grandes sœurs de lui lire les histoires de fées et de princesses. Était-ce sa main d’enfant qui avait subtilisé la photo pour la cacher ensuite entre les pages ?

La main déformée par l’arthrose de Roseline se met brusquement à trembler tandis que ses yeux s’embuent. Elle suffoque sous la marée haute de ses souvenirs. Et se rappelle, c’était hier.


Sur le cliché aux bords dentelés, les quatre sœurs Bloch prennent la pose, assises sur une pelouse. La plus jeune serre un petit chien dans ses bras. En toile de fond, des hortensias en pleine floraison. C’est l’été, dans le jardin de la villa d’Arcachon.

La journée est chaude et ensoleillée, une belle journée d’été, insouciante et gaie malgré les nuages qui se profilent à l’horizon. La petite Roseline court après une boule de poils blancs qui aboie frénétiquement contre une présence invisible derrière la clôture.
     Viens ici, Neige ! Viens vite ou maman va encore te gronder, elle t’enfermera à la cave et moi, je pleurerai !
Elle finit par attraper la petite chienne au moment où sa sœur Judith accourt vers elles. Deux longues jambes bondissantes, deux tresses brunes balayant l’étoffe semée de fleurs d’une robe d’été dans laquelle s’épanouissent des formes prometteuses et la voix qui gourmande.
      Roseline, tu es insupportable à la fin ! Viens vite, monsieur Mercier nous attend.
Le chien dans les bras, la fillette baisse la tête et met ses pas dans ceux de  sa sœur pour rejoindre Hanna et Eliette, sagement assises dans l’herbe, face au photographe. Eliette, du haut de ses onze ans, prend une pose alanguie, la tête rejetée en arrière, comme un mannequin. Elle se voit déjà en couverture de Mode de Paris, le magazine qu’elle pique à sa grande sœur pour le lire en cachette.  Sa robe de coton bleu gansé de blanc cache mal sa maigreur de gamine poussée trop vite. Roseline s’allonge dans l’herbe, imite Eliette en prenant de grands airs et finit par pouffer de rire. Judith la regarde avec sévérité et la petite se calme. Elle boude en tirant sur sa robe, la rose dragée avec le petit col Claudine, sa plus jolie. Une trace d’herbe sur l’étoffe et ce sera le drame. Ah là là ! Depuis qu’il lui pousse de la poitrine, Judith se prend pour la cheftaine de la famille ! Il est vrai qu’Hanna n’a jamais pris à cœur son rôle d’aînesse, elle est trop rêveuse, trop artiste pour cela. Laissant ses sœurs à leurs chamailleries, elle s’isole pour écrire des poèmes. Ou tout simplement pour penser à Paul, ce garçon svelte et bronzé qui la courtise depuis le début des vacances. Tout cela n’a pas échappé à l’œil fureteur de Roseline. Elle aussi, quand elle sera grande avec des seins qui pointent sous l’étoffe, elle aura un amoureux aussi beau que celui d’Hanna.
Face aux quatre sœurs, le petit homme tout de noir vêtu qui parle à mi-voix en s’agitant derrière un appareil photo juché sur un trépied est monsieur  Mercier, le photographe de la famille Bloch. Il soupire, désespéré par ces demoiselles indisciplinées et qui se moquent bien de sa difficulté à les fixer toutes les quatre sur la pellicule. Il faudra ensuite leur soumettre l’épreuve en priant pour qu’elle trouve grâce à leurs yeux et à ceux de madame Bloch. Celle ci est partie surveiller la cuisson des confitures dont les effluves sucrées qui s’échappent de la fenêtre grande ouverte viennent chatouiller les nez d’humeur folâtre. La tâche risque d’être ardue, le photographe espère toutefois ne pas avoir à revenir pour un nouveau cliché, comme l’été précédent.
 Au milieu de cette volière, seule Hanna reste impassible. Avec sa robe blanche au bustier  ajusté, sa lourde masse de cheveux cuivrés qu’elle a savamment enroulés en un chignon  haut, elle tourne résolument le dos à l’enfance. Monsieur Mercier l’observe à la dérobée, il a aussitôt remarqué cette lumière retenue dans ses yeux mordorés et ne s’y trompe pas, la jeune fille est amoureuse. Hanna la cachottière prend la pose mais laisse son esprit divaguer sur le chemin qui court, là bas, le long du front de mer. Paul doit s’y promener en regardant l’océan. Pourvu qu’il l’attende. Vite, qu’on en finisse avec cette séance de prise de vue. Elle trouve ridicule cette idée de sa mère de vouloir les immortaliser à chaque fin d’été. C’est toujours le même cliché, les deux grandes debout et les deux plus jeunes assises à leurs pieds avec, en fond les massifs d’hortensias hautains et la villa basque qui ferme l’horizon. Seul élément nouveau, la petite chienne dans les bras de la plus jeune. Monsieur Mercier, sous l’effet conjugué de la chaleur de cet été finissant et de la difficulté de la tâche, transpire abondamment. Il essuie son front et son crâne dégarni avec un grand mouchoir immaculé qu’il secoue d’un air désespéré. Hanna sourit en plaignant le petit homme noir qui agite son drapeau blanc sous le nez des gamines dissipées. Elle bouge un peu la tête et un éclat de lumière brille dans sa chevelure. Comme elle est belle ! pense le photographe. Mais comment capturer cette beauté pour l’immortaliser, seule,  sur la pellicule ? C’est  sans compter sur les trois  chipies. Cette année encore, ce sera une bataille homérique, pense-il en soupirant, résigné. Madame Bloch tient particulièrement à cette photo avec ses quatre filles indissociables, comme si elle sentait qu’un jour, le destin les séparerait à jamais. On ne discute pas avec une cliente fidèle qui,  chaque année, commande plusieurs clichés dont elle inonde sa famille. Allons, dépêchons ! Le temps tourne à l’orage et de gros nuages  commencent à souligner l’horizon de leur noirceur. Le mouchoir humide rangé au fond de sa poche, monsieur Mercier met le doigt sur le déclencheur et, après une ultime recommandation, l’enfonce à l’instant où Hanna se retourne.
     Mademoiselle Hanna ! gémit le petit homme.
Hanna ne répond pas, tout occupée à savoir si, oui ou non, c’est la voix  de Paul là, juste derrière la haie. La petite chienne, excitée par une odeur, un bruit, s’échappe des bras de Roseline qui se lance à sa poursuite. Eliette en profite pour tirer la langue à Judith en roulant de gros yeux. Monsieur Mercier soupire, soudain très las, persuadé de devoir revenir pour une nouvelle prise.
Le soleil s’est voilé et quelques gouttes éparses s’écrasent mollement sur le jardin. Le photographe est parti. Les quatre sœurs se retrouvent à la cuisine, autour de la bassine à confitures où figues et pastèques, engluées dans le sirop de sucre, se boursouflent en dégageant une bonne odeur de fruit caramélisé. Un régiment de bocaux attend, aligné sur de grands torchons blancs à liserés rouges étalés sur la table. La cuisine est une étuve chargée de parfums entêtants. Leur mère, drapée de  son grand tablier à carreaux, préside la cérémonie de la mise en bocaux, rite immuable des fins d’été dans la villa d’Arcachon. Elle enfonce sa grande cuillère en bois dans les entrailles des chaudrons, touille,  hume et surveille les bulles qui éclatent à la surface de la mélasse dorée des pastèques et de celle, plus sombre, des figues. Les yeux brillants, Roseline attend avec impatience qu’on lui abandonne les récipients vidés de leur  succulence. Armée d’une petite cuillère, elle traquera les morceaux de fruits collés aux parois qu’elle avalera en se brûlant la langue. Eliette et Judith, inséparables, sont installées en bout de table. Devant elles, un encrier, leur porte-plume garni d’un sergent major et des étiquettes blanches à liserés bleus, les mêmes qui ornent leurs cahiers de classe. D’une écriture ronde, elles tracent à l’encre violette « Confiture de figue, de pastèque. Récolte 1939 »
Les mains sur les hanches, le tablier maculé de tâches, la mère contemple avec fierté les bocaux qui attendent qu’on verse la paraffine sur leur contenu avant de fermer les couvercles. Cette ultime étape, c’est le travail d’Hanna. 
     Où donc est passée Hanna ? s’étonne la mère.
 Aliette et Judith l’ignorent tandis que s’élève la voix fluette de Roseline.  –   Moi, je sais ! Je sais ! 
     Tu sais quoi ? l’interrompt la mère impatiente.
     Elle est partie avec son fiancé ! 
     Son fiancé ? Que racontes-tu, petite chipie !
     Oui, c’est son fiancé, le garçon qu’elle embrasse pour de vrai. Même, qu’à son mariage, je serai demoiselle d’honneur. Je tiendrai son voile, dis maman, c’est moi qui tiendrai son voile parce que je suis la plus petite de la famille, pas vrai ?
Roseline se tait brusquement. Sa mère a le visage fermé et le regard sombre des mauvais jours.

Après la journée aux confitures, la vie n’a plus été la même. Dès leur retour à Paris, il y eut des conciliabules entre les parents et Hanna suivis de cris et de portes claquées, de pleurs. Roseline ne comprenait pas la nervosité de sa mère et les colères de son père qui hurlait qu’il ne voulait pas de rouge dans sa famille. On allait donc enlever le grand tapis aux motifs écarlates du salon ? Le jeune homme qui venait attendre sa sœur derrière la haie ne donnait plus signe de vie. Hanna se cachait pour pleurer. Alors, il n’y aurait pas de mariage ? Tout à la déception de ses rêves avortés, la fillette retourna  à ses poupées, loin de l’humeur maussade des adultes. Quand elle serait grande, elle se marierait avec une robe de princesse et des voiles légers, aussi légers que la brume du matin.

Roseline se penche sur la photo, cherchant dans le regard espiègle de la fillette d’alors ses espoirs de bonheur. Pour ses noces, elle n’a jamais porté la longue robe blanche et le voile arachnéen de ses rêves d’enfant. Juste un tailleur grège et un bibi à voilette pour sceller son union à la mairie avec un homme divorcé. Les invités étaient peu nombreux, sa famille ayant désapprouvé ce mariage.  
Assise près de la fenêtre dans son fauteuil à oreillettes, Roseline  chausse ses lunettes pour détailler chacune de ses sœurs sur la photo. Elles ignoraient alors que cette journée d’insouciance, tiède  et sucrée comme la confiture qui bouillonnait dans les chaudrons, serait la dernière. Elle retrouve avec émotion le visage flou de sa grande sœur qui avait bougé à l’instant où le photographe actionnait le déclencheur. Elle ne se souvient plus précisément des traits d’Hanna dont l’image brouillée semble prédire la disparition prochaine. Hanna, la sœur aînée qui n’est jamais devenue une vieille dame comme elle. Hanna qui demeure éternellement jeune. De ses mains tourmentées, elle retourne le cliché. Elle reconnaît l’écriture minuscule de sa mère. Tracés à l’encre violette, comme sur les pots de confiture, noms et date s’égrènent : Hanna, Judith, Eliette et Roseline. Arcachon, le 1ier septembre1939.
Le photographe n’est pas revenu pour un nouveau cliché. Le lendemain, les quatre filles bouclaient leurs malles et rentraient  avec leur mère à Paris où les attendait  leur père. Plus tard arriverait par la poste, dans une enveloppe brune, la photographie qui immortalisait ce premier jour de septembre à Arcachon, le même jour  où Hitler envahissait la Pologne.
Le trois septembre, la France et l’Angleterre déclaraient la guerre à l’Allemagne. À cause des restrictions, on ouvrit les pots de confitures  avec parcimonie. Longtemps Roseline se souviendrait de l’odeur des fruits en train de cuire et de la buée coulant sur les  murs de la cuisine comme autant de larmes sur leur malheur proche.

Bientôt, Roseline et ses sœurs Eliette et Judith, munies de faux papiers, partiraient à la campagne, dans des familles d’accueil. Hanna devait demeurer à Paris avec les parents, le temps de régler leur départ. Elle partit à son tour rejoindre une amie en zone libre. Son père l’installa  dans le train pour Toulouse. Elle n’arriva jamais à destination.  

Pas de robe virginale et de voile léger comme  plume d’oiseau, de fleurs d’oranger piquées dans son chignon pour Hanna la rebelle. Mais  un pyjama rayé marqué d’une étoile jaune, des socques de bois, un crâne rasé et un numéro tatoué sur sa peau. 
Ce numéro inscrit dans un registre à Dachau le jour où Hanna Bloch disparaissait  dans un ciel de cendres.             

BERNOT Régine (Frouzins)

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