samedi 2 mai 2015

Jour de drame

J’ai honte. Avoir honte cela vous prend au ventre au moment où vous vous y attendez le moins. Tout d’un coup, le souvenir revient, vos boyaux s’emmêlent, font des nœuds inextricables, un élancement douloureux vous transperce, vous faites la grimace, et vous vous sentez mal pendant un bref instant avant d’essayer de chasser de votre cœur ce sentiment envahissant et de reprendre le cours de vos affaires. Puis cela revient, comme le refrain d’une chanson. J’aimerais bien oublier. Peut-être devrais-je pratiquer une sorte d’exorcisme avec un chamane ou un prêtre spécialisé ? S’il existait un produit déclencheur d’une purge qui m’en débarrasserait définitivement, je l’achèterais, même une fortune. Les images ne me quittent pas. Cette mauvaise action a imprimé à ma mémoire une gêne éternelle, une culpabilité permanente, le sentiment d'être irrémédiablement différente, à part, et d'être moins bonne que les autres êtres humains.
Pourtant, j’évite tout ce qui pourrait me rappeler cet épisode. Chaque jour, je fais un détour en voiture pour contourner le lieu de mon forfait. Habitant Villepinte et travaillant à La Plaine-Saint-Denis, je devrais emprunter cette bretelle qui descend de l’A104 vers la A1 en offrant une vue magnifique sur Paris (de là on voit le Sacré-Cœur, la Tour Eiffel, le quartier de la Défense comme sur une large carte postale panoramique). A la place, je passe par les banlieues et j’arrive par Aubervilliers. Le trajet est plus long et c’est une parade maladroite. Car rien ne m’empêche d’y penser. Autre fuite possible : boire, se droguer. Mais ma mère est alcoolique, je connais la violence physique et morale que la boisson entraîne, je refuse de devenir comme elle. Quant à la drogue je pense qu’elle produit les mêmes effets, donc pas question d‘y toucher. En fait, je me drogue au travail, j’ai de la chance de pouvoir le faire, car tout cela ne serait sans doute pas arrivé si, à l’époque, j’avais eu un job. D’ailleurs parfois, mais c’est rare, je me dis que je me tourmente à cause d’un scrupule excessif. Peut-être mon acte n’est-il pas aussi blâmable que je le pense ?
Donc je bosse d’arrache-pied. Au chômage depuis la fin de mes études, un mois après le drame, j’ai enfin décroché un entretien avec un employeur qui me plaisait. Un Chinois qui a ouvert un magasin de prêt à porter dans le quartier de la Plaine-Saint-Denis réservé au textile en gros. C’est cela qu’il me fallait. Sortie du lycée où j’ai décroché un bac pro vente, je ne voulais pas être vendeuse dans une boutique de fringues. J’y avais déjà fait plusieurs stages et je savais mal supporter les clientes qui ne rangeaient jamais les vêtements et passaient des heures à essayer la marchandise sans rien acheter. Mes copines jugeaient cela normal, cela faisait partie du boulot, et elles méprisaient même parfois la femme trop bien élevée qui remettait les habits sur les cintres. J’aurais pu postuler dans d’autres types de commerce, mais ici, c’est la fringue qui marche bien et quand on est une fille, on vous y envoie d’office. Sinon, c’est caissière à l’hypermarché. Et là, non plus, cela ne me plaisait pas. J’essayais de décrocher autre chose, mais les enseignes de jeux vidéos, de jouets ou de meubles préféraient des employés avec de l’expérience. En plus, c’est vrai que j’aime bien la mode. Alors ? Alors quand je suis tombée sur l’annonce du Chinois, je n’ai pas hésité. J’ai rédigé une lettre de motivation canon. Avec l’argent que j’avais récolté, j’ai acheté un beau tailleur, des escarpins, j’ai affiché mon plus joli sourire et j’ai été prise. Au départ, il n’était pas trop emballé par mon jeune âge, mais je l’ai assuré que j’étais très mûre et qu’il ne serait pas déçu. En effet, il s’est félicité de mon arrivée. Je lui ai fait grimper son chiffre d’affaires. Je suis là, toujours disponible de 8h du matin à 20h du soir en cas de besoin. Je réponds au téléphone, j’accueille les fournisseurs, je range la marchandise, je tiens des comptes. Je paye de ma personne : parfois j’essaye les tenues devant la clientèle, souvent masculine et alors ravie de se rincer l’œil. Je donne mon avis sur les tendances de la mode dont je suis l’actualité grâce aux revues professionnelles auxquelles il est abonné et que je dévore pour oublier.
Et pourtant, je me sens toujours diminuée ou insuffisante en tant que personne. J’ai subi une telle humiliation en prenant conscience de mon imperfection, que dis-je de mon inhumanité, que le remord ne me lâche pas, c’est comme de la glu ou une sangsue. J’ai même essayé de dénicher un tuto sur Internet sur le thème : « Comment effacer la honte d’une mauvaise action ? » J’ai trouvé des explications psychologisantes sur la culpabilité, quelques idées pour y remédier, mais rien de probant sur le sujet. Ce qui revient le plus souvent consiste à tenter de réparer, de se racheter grâce à une bonne action, de se faire pardonner. Dans mon cas, c’est impossible. Ce serait inutile d’essayer. Ils sont tous morts !
Il y aurait la confession, mais je ne suis pas croyante, je n’ai pas envie d’aller raconter à un prêtre ce que j’ai fait, il me donnera l’absolution mais je n’y croirai pas. Je pourrais aussi aller voir un psy. Mais il faudrait le payer et puis comme pour le prêtre, se confier à un inconnu ne me dit rien. Cependant, l’idée de confession est restée dans un coin de ma tête. Je suis consciente de la noirceur de mon crime. Et plus j’y réfléchis plus je pense qu’il ne faut pas le laisser caché. C’est comme un secret de famille, il va me hanter toute mon existence et peut-être même peser sur mon entourage. Alors j’ai eu une idée. Au lycée, j’étais bonne en français, c’était la seule matière qui me plaisait. Les profs m’ont toujours dit que je n’écrivais pas trop mal. Certains se sont même étonnés de mon orientation. En réalité, dans ma famille, on n’est pas trop porté sur les études. Quand mon père a été convoqué par ma professeure principale pour la remise de mon bulletin, il avait oublié le nom de la personne avec qui il avait rendez-vous et il ne savait même pas dans quelle classe j’étais ! Quant à mon frère, ses enseignants lui disaient qu’il finirait à ramasser les ordures s’il persistait à ne pas étudier, et c’est ce qu’il fait aujourd’hui ! Un jour, ma prof de lettres m’a proposé de participer à un concours d’écriture. Mais j’avais d’autres choses en tête, passer mon bac, gagner ma vie, m’échapper de la tutelle de mon alcoolique de mère. Donc voilà, j’ai repris l’ancienne idée : écrire mon histoire. Sous un pseudonyme. Cela sera moins avilissant et j’aurais toujours, si l’occasion s’en présente, la possibilité de me dévoiler et de me laisser juger par les autres. J’ai été regarder les annonces de concours et le hasard (le destin ?) a fait que je suis tombée sur le vôtre. Le thème était fait pour moi. Voici donc mon récit. 

Cette après midi là, le 25 juillet 2000, j’étais avec mon frère dans sa voiture. Il m’avait attendue à la sortie du lycée après sa journée de travail ; nous devions choisir un cadeau d’anniversaire pour mon père. Sur cette fameuse bretelle de l’A104 qui rejoint l’A1, j’ai vu à travers le pare-brise, un avion en vol traînant derrière lui un cône de flammes entouré d'épaisses fumées qui traçaient un long panache noir dans le ciel d’un bleu limpide, sans un nuage. Mon frère a ralenti, lui aussi pétrifié par cette vision. L’appareil était toujours incliné vers le ciel, mais on voyait qu’il perdait de l’altitude et descendait au ras des habitations. Quelques secondes plus tard, il a disparu derrière une rangée d’arbres, on a entendu une énorme explosion, les vitres de la voiture ont tremblé, une boule de feu a surgi, un panache noir de cendres, de gaz et de poussière s’est élevé vers le soleil qui brillait intensément sans faiblir. « Bon sang, fit mon frère. On va voir ! – Comment ça, on va voir ? – J’ai vu où il est tombé, c’est pas loin de la pizzeria où j’ai dîné l’autre jour, à côté de l’auto-pont. » Il prit la sortie de l’autoroute qui menait à la nationale. « Et on va y faire quoi ? C’est dangereux !  - Mais non, tu verras. » Il conduisait à toute vitesse en silence, concentré sur son idée.
            Il s’est garé sur la route qui longe le terrain où on a vu, avec horreur, la carcasse brisée et fumante de l’avion. Une sorte de mur de feu se développait sur un côté du bâtiment écrasé. Il faisait une chaleur incroyable, on sentait une odeur de kérosène et de chair brûlée, insoutenable. Mon cœur s’est soulevé ; j’ai failli vomir. Un morceau de métal éjecté avait endommagé et créé une brèche dans la barrière blanche qui entourait la parcelle au milieu de laquelle se dressait, juste avant la catastrophe, un hôtel-restaurant dont le panneau signalétique était resté intact. A ma grande stupéfaction mon frère a enfilé en deux secondes ses vêtements de travail, la tenue des éboueurs et a profité de cette ouverture, pour y pénétrer. Des fumerolles blanches s’échappaient des pièces de la carlingue disloquée, des flammes léchaient les parois à moitié calcinés des étages qui s’étaient effondrés. Une vision d’apocalypse : des débris de l'appareil éparpillés dans le champ sur des centaines de mètres carrés, des morceaux de corps humains étendus autour, des sièges passagers renversés avec des cadavres dessus, des plaques d’acier tordues qui, encore brûlantes, consumaient l’herbe en dessous, des turbines bosselés et un train d’atterrissage mutilé, des valises éventrées, des cendres, une épave d’aile difforme, de la tôle fracassée, des fils électriques arrachés, des couvertures et des vêtements déchirés, des écrans et appareils de bord pulvérisés, des objets si défigurés qu’il était impossible de deviner ce que c’était, une carcasse de baignoire retournée qui avait sans doute été expulsée d’une chambre de l’hôtel... Il se tourna vers moi et m’ordonna : «Suis-moi ! » Tétanisée, j’étais incapable de faire un geste. Je bafouillai : « Il y a peut-être des survivants… - Il n’y en pas, coupa-t-il durement. Comment veux-tu ? Ne sois pas stupide ! Aide-moi, on a cinq minutes, le temps que les secours arrivent. » Je le vis fouiller les décombres. Avec son solide uniforme vert gazon, ses bottes en caoutchouc et ses gants épais qui le protégeaient des saletés ramassées avec les détritus, il se sentait à l’abri, il pensait qu’il ne craignait rien et qu’il pouvait fouiller les débris comme des poubelles. Il se tenait éloigné des gros morceaux de l’avion qui risquaient peut-être d’exploser. Il me tendit le sac plastique qu’il avait eu le soin de prendre en sortant de la voiture – je me demande comment il a pu faire preuve d’un tel sang-froid, d’une telle insensibilité face à cette tragédie. Ma vision était embuée par les larmes, et j’étais incapable de dire si je pleurais à cause du drame ou des produits envoyés dans l’atmosphère qui piquaient mes yeux. Je mettais dans le sac ce qu’il me tendait sans avoir vraiment conscience de ce dont il s’agissait. J’ai vaguement entrevu des bijoux, des téléphones portables, des appareils photos, des montres… Puis, comme un robot, j’ai moi-même ramassé un portefeuille avec une liasse de billets rangée à l’intérieur, sur lequel j’avais failli marcher. Il rejetait beaucoup d’objets, je suppose parce qu’ils étaient cassés. Il éparpillait les effets contenus dans les valises éventrées pour trouver quelque chose de valeur ; il cherchait surtout les petites, celles qui restaient dans la cabine et dans lesquelles les gens rangent leurs affaires précieuses. Soudain, on entendit les sirènes au loin qui hurlaient en se rapprochant. « On dégage ! » cria-t-il. En courant, on a repris le même chemin. Tout s’est déroulé en moins de dix minutes. Il a jeté le sac sur la banquette arrière, a démarré en trombe.
            On est repassé chez lui pour qu’il se change. Il a dit : « On n’a pas besoin d’aller acheter un cadeau, j’en ai plein mon sac. » Et puis plus rien, il n’a jamais refait allusion à notre pillage. Tout ce que je sais, c’est que quinze jours plus tard, il m’a donné une enveloppe avec 600 euros à l’intérieur. Une fortune ! Avec cet argent, j’ai acheté ma tenue pour passer mon entretien d’embauche avec le Chinois. Et il m’en reste encore un peu.
            Point final.
            Est-ce que la participation à ce concours me guérira de ma honte ? Le gagner  serait-ce une injustice ?
Point d’interrogation.

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