samedi 2 mai 2015

Coût ? Coût du Printemps

J'ai honte. Il s'est échappé de l'EPHAD, rue de la Tournée. Désespoir ? Délire suicidaire ? Prémonition ? Il a du trouver l'eau du bief trop sale, -la grande Boëlle, le cours secondaire de l'Orge, était trop peu profonde pour s'y jeter-, ou trop loin pour lui, il a préféré le flux ferroviaire. Il s'est installé dans la rame vide, et, tout de suite, il s'est effondré sur la banquette. Il est sans doute mort entre Brueillet-Village et Breuillet-Bruyères-le-Châtel, dans la dernière LARA. Mourir, comme ça, dans la tiédeur solitaire du prénom de sa mère, mourir comme un retour à l'utérus, mourir dans un TER, sous caténaire, pour une ultime mise à la terre... comme s'il était au courant du futur et qu'il voulait, en partant, faire signe, faire sens. Pathétique ? Il n'a guère attiré l'attention qu'à l'arrivée aux Invalides, et encore, c'est le personnel de nettoyage qui a signalé le corps. Une corvée de plus.
J'ai honte. Il m'apportait un texte, encore un, écrit entre la journée de la femme et celle de la francophonie. Depuis le rituel de Noël, j'avais différé deux fois ma visite mensuelle, alors qu'il réclamait mon avis sur chacune de ses productions. Quotidiennes, diurnes ou nocturnes. Comme une incontinence de l'esprit.  J'étais si las de devoir supporter, à chaque fois, ses délires paranoïaques de mythomane sénile et, bien sûr, sa lecture entrecoupée par la toux, par les claquements du dentier, les raclements gras de fond de gorge et, surtout, sa main maigre, tremblante, empoignant la mienne comme s'il se doutait que je voulais fuir.
J'ai honte, il méritait plus d'empathie. Je ne me suis jamais dit : « et si c'était la dernière fois... », résigné que j'étais, en le quittant, qu'il se battrait, une décennie au moins, pour qu'on l'édite encore, et qu'on fête son centenaire.
J'ai honte. Je l'avais depuis longtemps rangé dans les contraintes, dans les occupations subies qui vous pourrissent un planning trop chargé. J'avais définitivement conclu qu'il ne m'apportait plus rien de constructif, plus rien d'utile. Même une promesse d'héritage ne justifiait pas que je sacrifie mon temps de vie pour le partager avec celui de son délabrement.
J'ai honte. Pourtant, j'y allais par respect pour ce qu'il fut, pour y cueillir l'accolade, pour ne pas briser son dernier lien social, bref, pour tout un tas de bonnes mauvaises raisons imposées par une éducation normale, normative, dont je me suis contenté de transmettre les valeurs à mes enfants. Et eux ?  Que feront-ils de moi, quand ce sera mon tour ?
J'ai honte. Son corps dans le confort de la destruction retardée, son esprit dans la tourmente d'un monde qui change trop vite, qui n'a pas besoin de lui, qui le relègue à quelques mètres cubes d'espace vital, cet assemblage-là ne pouvait que se briser... Il était une entité particulière, originale, recluse, avec les doigts qui s'agitent sans cesse sur un clavier pour convertir les dernières sensations, intuitions, pour créer, créer encore un peu, tant qu'il reste encore un peu d'énergie à transmettre, égocentrique, pour témoigner de ce qu'il était. Sa peur de la mort, de l'oubli, de l'effacement : ça m'horripilait, parce que j'étais convaincu que chaque humain vit où il veut, meurt où il doit, et, surtout, ne compte pas plus qu'un grain de poussière dans une montagne de granit qui finira en sable, au fond d'une fosse abyssale ou sous un tsunami.
J'ai honte : ça se guérit peut-être en lisant ses dernières feuilles froissées dans son poing serré dont il a fallu briser les phalanges, crispées comme les serres d'un aigle foudroyé ? Je lis, c'est mon tour : 

« Hémisphère nord glacial, hémisphère sud surchauffé : effet Coriolis amplifié ? Les protubérances solaires ? La rotation perturbée de notre Lune heurtée par la comète de... ? Pour tout paranoïaque ou déçu de la zénitude imposée par des dirigeants démagogues, irresponsables et manipulateurs, l'amalgame de ces phénomènes exceptionnels laissait craindre que la planète serait tordue, au niveau de l’Équateur, comme un fruit trop mûr dans les mains invisibles d'une entité supérieure, furieuse de notre prolifération.
On a pensé, tout l'hiver, que la neige incessante fondrait pour la kermesse de Carnaval, puis pour la Chandeleur, puis .... Au printemps, avec une épaisseur de plus de six mètres de hauteur en moyenne nationale, elle s'étalait sur tout le territoire.
Les éboueurs frottaient leurs grigris de travailleurs clandestins régularisés pour que le soleil revienne. Les aides-soignantes ôtaient de leurs étagères ces boules de verre kitsch qui emprisonnent  les monuments célèbres du monde : aucune main parkinsonienne ne voulait et ne pouvait plus secouer les flocons. Les chaînes ont déprogrammé les rediffusions sur l'ours polaire ou le peuple inuit. A chaque éclaircie, les piétons lançaient des bravos vers la trouée lumineuse trop vite comblée. Les spécialistes tentaient de cibler les coupables, les complices : volcans en éruption,  fonte des glaciers andins et patagons, pollueurs institutionnels, particuliers qui roulent, fument, surconsomment et ne se sentent responsables de rien.
Car, dans l'univers dématérialisé, on a continué à se fournir en bouillottes électriques. Plusieurs wikis ont même alimenté le débat crucial : « se camoufler sous la couette améliorera-t-il le taux de natalité qui s'effondre ? » Les meilleurs ventes de jeu vidéo, elles, concernèrent l'illustration de la sérendipité : tu cherches à te réchauffer et, dans la moiteur des doudounes, au bout des mètres cubes de neige pelletée pour garder circulantes les voiries, tu trouves meilleure hygiène de vie ; tu cherches à manger dans les villes côtières plus tempérées, là où les survivants se réfugient, et tu découvres que les algues, les insectes, dans cet interminable hiver, ça peut faire légume et viande.
Bref, ici, on s'est organisé. Là-bas aussi, d'ailleurs.
Mais quand la banquise méditerranéenne s'est craquelée et que yachts, boutres,  pneumatiques, paquebots de croisières et pétroliers reconvertis sont apparus, armada de réfugiés climatiques, chassés par la désertification entre les deux tropiques, elle est revenue, la peur viscérale, aiguisée par trente ans de survie, trente années blanches. On a retrouvé l'usage des batteries de missiles, dégagé des pistes goudronnées, des autoroutes, réchauffé des réservoirs et, des heures durant, bombardé, coulé toutes ces embarcations qui annonçaient le printemps.
Un opposant au principe de précaution - « tue toujours ce qui menace ta survie »- fit circuler ce tract subversif : « chaque action se paie en énergie gaspillée. Quel est le coût de ce printemps si longtemps attendu ? Nous avons éradiqué l'oiseau emblématique de cette saison, ce monstre qui pond ses œufs dans le nid des autres, ce symbole qui chantait dans les forêts. Les forêts que nos ancêtres se plaisaient à traverser, en touchant, instinctivement, leurs porte-monnaies, au fond de leurs poches, avec cette pensée gourmande : « c'est signe de richesse ». Oui, c'en est fini des coucous et de la richesse de la diversité. Y a-t-il encore de l'espoir ? » Quand on le débusqua, on lui fit subir le châtiment de la marée noire : enchaîné, couvert de goudron et de plumes synthétiques, on l'abandonna sur un iceberg, au large d'une calanque de Cassis.
Il y en eut d'autres, qui gravaient leurs slogans dans la glace ou criaient dans les refuges souterrains que même les rats, entre eux, avaient plus de compassion. Puis les hordes de camélidés, montés par les Barbares, déferlèrent dans les banlieues des mégapoles azuréennes redevenues tempérées. C'est prouvé, aujourd'hui comme jadis : la couleur du printemps n'est pas le vert mais le rouge. Vivement l'été ? »

J'ai toujours honte : il a traduit la montée de l'extrême-droite, la pollution, là, dans ce village qui fut une vigne, qui eut des moulins et qui servait d'enclos aux bestiaux, et qui était terre d'église et qui n'est plus qu'un… « Un pacage de troupeaux humains qui migrent le matin dans la mégapole pour l'équarrissage cérébral et refluent le soir en ruralité pour gérer, avec des médicaments, leurs insomnies ou peupler de cauchemars leurs nuits, dont les rêves sont phagocytés par les écrans : ça n'est pas la bonne manière pour vivre ensemble, en harmonie avec les autres vivants, avec humilité et respect du biotope... », c'était sa dernière description du bourg où nous l'avions assigné à résidence, nous, ses descendants, dispersés le long des tentacules de la pieuvre urbaine capitale.

Tout près de la concession où l'attend, peut-être, maman, il y a un fils de déporté, un fils qui devint député, maire, secrétaire d'état, ministre de la coopération et l'arbitre d'un duel, un vrai, en 1967, entre deux hommes politiques. Personne ne s'en souvient, bien que tout soit écrit sur sa pierre tombale : ça te fera de la compagnie, papa, peut-être, s'il y a quelque chose après la mort, ce que je ne crois pas. Tu ne m'as pas appris comme les choses sèches, coupées, mortes, qu'il faut détruire pour que la vie triomphe, égratignent et bouleversent, tu ne m'as pas enseigné le prix du printemps. Ou alors je ne t'ai pas assez écouté, lu, compris.
Un moment de honte est vite passé, normalement, dans notre époque si habile à distraire, à niveler toutes les opinions, tous les sentiments, toutes les actions dans la purée ludique de l'immédiateté, du plaisir facile et de la dérision des autres.  Pourtant, là, dans ce cimetière où la neige a converti toutes les tombes en moutons blancs, comme pour se moquer d'une humanité qui resterait grégaire même après la mort, la honte me noue toujours les tripes.
Les jeunes, chair de notre chair, ne sont pas venus : il fait trop froid, ils n'ont pas le temps, ils se souviennent à peine de lui, ils ont le droit de ne pas avoir de devoirs de mémoire, nous les avons élevés comme ça.
Avec ma fratrie, nous n'avons pas pu obtenir des pompes funèbres qu'on brûle d'autres fagots sur l'emplacement prévu pour l'inhumation, alors nous jetons, sur les braises, des pages, des centaines de pages, les siennes. Nous nous relayons pour en lire des extraits à voix haute, nous n'avons pas de larmes, de peur qu'elles se glacent, peut-être. Nous sommes tous grands-parents, nous savons qu'il est normal de faire de la place au futur. Mais je ne suis pas certain que ça réchauffera la terre profondément gelée. Je ne suis pas certain qu'il reste assez d'amour entre nous, ni assez de souvenirs de toi pour sortir de l'hiver que tu nous as prédit.

Dis coucou au printemps, papa, et, s'il te plaît, laisse le revenir, merci.          

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