Je la tuerai aujourd’hui, sans un bruit,
dans le silence le plus total. Fin d’une tyrannie par un acte de violence,
n’est-ce pas complètement contradictoire ? Et pourtant…
Durant les premières semaines passées ici,
je n’ai espéré qu’une seule et unique chose, retrouver les bruits du monde dont
je suis natif. Les longues conversations avec mes amis et ma famille, les sons
familiers des endroits que j’affectionnais, tout me manquait. Je passais mes
journées à écouter le moindre grincement, sifflement ou craquement qui me
parvenait et me rappellerait un souvenir, un être que j’ai aimé ou juste une
petite parcelle des désirs que j’avais pu avoir. Le seul désir qui m’habite
aujourd’hui n’a plus rien de gai, la mort, la sienne et la mienne du même coup.
Le meurtre comme acte de libération mais quelle autre solution face à ces
inepties que je subis.
Aujourd’hui toute mon âme prie pour un
soupçon de silence, un instant de plénitude sans aucune sonorité qui me
blesserait une fois de plus, simplement partir en paix, sans heurts, dans un
autre monde. Après toutes ces années de souffrances, d’angoisse, de torture et
d’ennui, mon corps, et surtout mon esprit ne peuvent plus affronter les affres
de ma vie.
L’aube
pointe juste le bout de son nez et pourtant j’entends déjà depuis de longues
heures les pleurs de mes colocataires, leurs cris de désespoir, entrecoupés par
leurs conversations mélancoliques. Je les envie pourtant de pouvoir discuter
malgré cette situation que nous partageons tous, moi je n’ai personne d’autre
que ces bruits assourdissant. Les méandres de mon esprit ne cessent de balancer
entre mon envie de silence et mon besoin avide d’une conversation, quelle
qu’elle soit. Je n’ai parlé à personne depuis des décennies, je ne suis même
pas sûre d’être encore capable d’articuler une phrase ou un mot.
D’ici quelques minutes, Dawn me rejoindra
pour le petit déjeuner, ma Dawn, celle qui va mourir. Aujourd’hui je ne
mangerais pas. Les rayons du soleil commencent à lécher ma peau exposée, la
piscine reflète petit à petit ses reflets azurs que je hais au plus haut point,
mais qui scient si bien à cette construction du sud où je vis maintenant. Un
premier pas vers la fin, mais une chance pour Dawn de cesser ses ignominies,
une main tendue. Peut-être qu’elle comprendra mon appel à l’aide et sauvera sa
vie par la même occasion, mais au vu de ses précédentes actions, je dirai que
la chance que cela arrive est infime.
Dawn s’avance pas à pas sur la terrasse
bétonnée, prête au petit déjeuner, un large sourire aux lèvres. Sa chevelure
blonde attachée en queue de cheval me renvoie des effluves vanillés artificiels
à souhait. Son allure est ferme, athlétique, souple, assurée, chaque mètre qui
la rapproche vers moi la rapproche de sa fin.
Elle m’interpelle à plusieurs reprises. Je
finis par m’avancer avec un manque d’envie certain mais une contrainte
évidente. Mon affection des premiers jours pour elle s’est rapidement transformée en haine farouche. Elle a été un
espoir dans cet enfer gris, et un désenchantement tout aussi fugace. Le
cloisonnement et l’ennui m’ont transformé au plus profond de moi, et la joie de
vivre a fait, lentement mais surement, place à une agressivité indomptable.
Notre
couple doit effectuer son spectacle chaque jour, aucun répit n’est toléré dans
notre métier, mais notre entente surfaite des premiers temps n’est devenue
qu’un affrontement hors norme, invisible pour l’œil néophyte du public mais
bien présente entre nous. Dawn impose son autorité tandis que je résiste de
tout mon être, mais le show continu, mes besoins primitifs et mon instinct de
survie me poussant à l’obéissance malgré tout.
«
-Allons, tu ne peux pas refuser de te nourrir sans raison. Fais un effort,
avale au moins quelque chose ce matin pour la journée, tu vas finir par tomber malade.
» Me dit Dawn sur un ton faussement doux.
Je ne bouge pas d’un millimètre, prêt à
tout pour la convaincre de me respecter enfin et m’accorder la paix dont j’ai
besoin. Elle tente doucement un geste vers moi, mais je détourne la tête pour
l’éviter, son contact m’est devenu intolérable.
Je
ne saurai dire si c’est une belle femme, son image est devenue pour moi une
simple habitude, sans aucun jugement sur sa personne. Et pourtant je sanctionne
ce qu’elle fait. Aucune compassion pour mon statut n’a jamais émané d’elle, je
suis son partenaire obligatoire, un point c’est tout, le reste importe peu.
Peut-être que ce qu’elle pense va dans mon sens, peut-être pas, mais peu
importe, ses actes sont ce qui compte et démontre qui elle est.
Nos
regards s’affrontent quelques minutes, ma détermination est sans limite, je
n’ai plus rien à perdre, elle si, mais elle ne le sait pas encore. Dawn reste
inflexible, incapable de me laisser mourir de faim, par amour me direz-vous,
grand dieu non, par besoin, elle a simplement besoin de moi. L’amour sous-tend
vouloir le bonheur de l’autre et mes conditions de détention témoignent
d’elles-mêmes de son manque d’affection à mon égard.
Elle
finit par abandonner quand même, son temps est compté, les horaires doivent
être tenus, que j’aille bien ou pas. Celui de ta mort le sera Dawn, à la fin du
spectacle.
Ma famine improvisée ne me donne donc
aucun répit, malgré mes espoirs. Les spectateurs arrivent, toujours plus
nombreux chaque jour, avec ce soleil qui les appellent comme un chant les
invitant au spectacle sordide. Dawn est déjà en tenue de spectacle, prête à
fanfaronner devant ses aficionados improvisés. Je peux sentir son orgueil
poindre au bout de ses lèvres retroussées, prêtes à laisser apparaître ses
dents pour accueillir la foule.
Je tourne en rond, ce brouhaha me donne la
nausée, des vertiges, et remplit mon être d’une colère sourde. L’ennui, si
lourd à supporter, ne fait qu’alterner avec ces périodes bruyantes et
humiliantes. Mes colocataires hurlent leurs souffrances eux aussi, mais
personne ne les entend, ou plutôt tout le monde les entend mais aucune
attention ne leur est portée, par méconnaissance ou par mépris, je ne saurai le
dire. Ils hurlent, déchirant mes tympans de velours sans que je ne puisse faire
quoi que ce soit pour échapper à cela et trouver une seconde de silence.
Ma grève de la fin ne m’a donné qu’un
infime réconfort, celui d’avoir enfin le pouvoir sur quelque chose, sans pour
autant que ma condition évolue malheureusement, mais j’éprouve une satisfaction
certaine tout de même. Je refuse de mourir entre ces murs bétonnés, ma vie est
ailleurs, dû sais-je être mort pour la retrouver, là où la captivité n’a pas sa
place. Je ferai moi-même évoluer ma condition puisque le monde a si peu de
respect pour des êtres sensibles. Dawn sera mon exutoire, ma porte de sortie
pour mon autre vie.
J’attends patiemment que les gens prennent
place. Les souvenirs de ma famille m’enveloppent tendrement, mes frères et
sœurs, ma mère, mes oncles…Nous étions une famille tellement soudée, vivant
tous ensemble, partageant les joies, les victoires et les pleurs. Je me
souviens de nos regards, de nos corps qui se frôlaient sans un mot, aucune
parole ne semblait nécessaire pour nous comprendre. Parfois pourtant, nous
discutions ouvertement, mais la plupart de nos échanges se faisaient dans le
silence le plus total, laissant nos âmes parler pour nous dans une harmonie
parfaite. Ils ont tentés de me sauver ce jour-là. Ils se sont battus, certains
sont morts dans ce combat, d’autres ont survécus, mais je n’ai pas pu tout
voir. La vie a dû m’enlever quelques membres de ma famille sans que je puisse
pleurer leur mort, soumis à l’ignorance la plus totale de leur destin.
Dawn saisit son sifflet. Le bruit qui sort
de son instrument métallique est si strident que je me refrène pour ne pas lui
sauter à la gorge immédiatement. Elle est encore loin de moi et trouverait dans la distance qui nous sépare,
une échappatoire que je ne souhaite pas lui offrir.
Je lui obéis silencieusement mais
sournoisement. Sous les applaudissements du public, je virevolte, saute, danse
sous ce soleil brûlant tout en quêtant le bon moment du coin de l’œil. Dernier
ordre, dernier exercice… Je refuse, et je lui donne une dernière chance de
vivre. Dawn, ta mort entraînera ma perte, une injection létale avec un peu de
chance, ma liberté retrouvée… N’insiste pas et tu auras la vie sauve,
laisse-moi libre.
Mais elle ne relâche pas la pression et me
demande, me redemande encore d’obéir. Je rassemble toutes mes forces, toute ma
volonté. Le public s’est tue, conscient du drame à venir peut être, ou
simplement en attente de mes nouvelles acrobaties. Elle me rappelle à elle,
furieuse de ma désobéissance, l’occasion, enfin, de me rapprocher de sa fragile
silhouette.
Un seau à la main, elle me sourit, sourire
de façade devant sa rage de ne pas avoir réussi tous ses tours. Mon long corps
tout en noir et blanc se contracte pour m’extraire de ma piscine et la saisir
par la jambe. Mes dents acérées transpercent la chaire de ma dresseuse et
l’entrainent au fond de mon bassin. Une traînée écarlate transperce les reflets
bleutés de ma pataugeoire et fait hurler de stupeur les spectateurs. Pour la
première fois j’apprécie leurs cris, je sens leur peur et leur désir de fuir
cet endroit. Dawn se débat mais je n’entends rien, pas plus qu’elle n’a entendu
ma souffrance que j’ai crié pendant tant d’années.
Je la ballotte sous l’eau comme un pantin,
lui rappelant qui je suis, un épaulard, un être sensible et intelligent qui
méritait autre chose que cette vie de détention et de solitude. Je la ressort
une seconde, lui laissant un espoir de s’en sortir en prenant une bouffée
d’oxygène. Tout comme moi j’ai pu avoir ce même espoir en prenant certaines
caresses comme des marques d’affections qui n’étaient en fait qu’une partie de
la résignation que l’on tentait de m’imposer.
Ton corps cesse de se battre, je te
relâche et te laisse rejoindre la surface. Les bancs sont vides, pour autant le
silence n’est pas de mise, plusieurs humains s’agitent au bord de ma prison,
pas pour moi, pas pour me sortir de là, juste pour toi Dawn, mais c’est trop
tard, moi je le sais, pas eux.
Tu es ma troisième Dawn, la première en
public, peut-être que cela changera les choses. Je ne suis pas une orque
tueuse, juste une orque qui revendique son droit à la liberté, à retrouver les
siens. Le monde doit savoir ce que nous vivions tous, créatures de la mer,
libres et adulées, enfermées pour divertir et asservies pour faire rire là où
le monde du silence nous manque tant, notre monde à nous, notre mer, mon
silence à moi. Nous sommes déracinés, maltraités, retirés à notre peuple et à
notre monde.
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