Frankie sent son cœur se serrer au moment d’avancer sur le podium. Mais
Madame Rogers l’encourage du regard et
Marsha lui fait un petit signe de la main. Il a particulièrement soigné sa
tenue, jean neuf, tee-shirt immaculé et baskets impeccables. Il a discipliné
ses épis avec du gel effet mouillé et ne porte pas ses lunettes pour qu’on voie
ses grands yeux bleus, le seul atout d’un physique assez ingrat. Il doit
parader, comme pour un défilé de mode.
Salle pleine comme un œuf, atmosphère bruyante et chaleureuse pour cette
foire à l’adoption au cours de laquelle Madame Rogers espère bien caser le fond
du panier, les enfants rendus à l’orphelinat. Marsha et Frankie sont au nombre
de ces malheureux qui n’ont pas fait l’affaire. Vingt-cinq mille par an aux États-Unis.
Retour à la case départ, et tentative de rehoming par le biais d’une agence
spécialisée...
Il s’agit d’intéresser une nouvelle famille adoptive. Mais plus l’enfant grandit,
plus ses chances de trouver preneur s’amenuisent... Aux portes de
l’adolescence, le candidat est beaucoup moins attractif, trop grand, trop
vieux, avec une personnalité déjà dessinée : certes on pourra l’accompagner
mais pas l’assimiler ni le modeler. Cela fait réfléchir. Frankie arrive à cet
âge critique, il le sait, pour lui il y a urgence à plaire.
Il a déjà été placé à trois reprises en vue d’adoption et à chaque fois ses
apprentis parents l’ont remis aux services sociaux, comme on rend un objet
défectueux au service après-vente d’un magasin.
La première fois, il échoue chez un couple hétéro de la classe moyenne.
Janice ayant enchaîné fausse couche sur fausse couche, le couple décide de sous-traiter
en prenant un enfant tout fait. Frankie a trois mois, on peut considérer cela
comme un avantage, il passera aisément pour leur enfant biologique; mais le
gosse crie, fait des caprices, refuse de manger et de dormir, il ne correspond
en rien au bébé idéal, fantasmé parce que trop longtemps attendu: c’est un
modèle sans option, aux perspectives limitées, un gosse difficile à aimer; ils le
rendent sans aucun état d’âme avant qu’il ne commence à faire ses nuits...
Frankie n’a que six mois.
Deuxième tentative, deux ans plus tard : un couple de lesbiennes baba cool
le choisit sur catalogue. Julia enseigne la psycho à l’université et Toni est
prof de yoga; alliance sympathique du cerveau et des muscles. Apparemment
Frankie est bien tombé. Ses deux mères s’occupent à tour de rôle de lui, il ne
manque ni de soins ni d’amour. Tout baigne pendant une petite année. Mais Julia
est invitée deux mois au Népal et Toni l’accompagnera, elles ne se séparent
jamais. Personne ne peut ni ne veut prendre en charge le môme. Impensable de
l’emmener. Finalement le couple se dit que cet étranger limite beaucoup leur liberté;
les deux femmes n’ont fait qu’entrebâiller la porte, il n’y a pas réellement de
place dans leur vie pour un enfant. Elles ont tenté de le vendre d’occasion sur
internet, mais en vain. Elles vont prendre un chat, c’est plus facile à caser.
Exit Frankie.
Troisième tentative, après trois ans d’attente. Frankie est maintenant un
petit garçon doué de raison; il commence à réfléchir sérieusement à son
parcours déjà compliqué. Madame Rogers lui annonce un matin que son profil
intéresse une famille. Frankie ne sait pas vraiment ce que c’est, faute
d’expérience, mais il ne veut pas demander à madame Rogers, elle a tant à faire
avec ses cas... Shirley et Don ont déjà deux enfants, une fille biologique
Kathleen et une fille adoptive, Sue. Un bon point pour eux; ils souhaitent
agrandir la famille, avec un modèle masculin cette fois pour que Don ne se
sente pas trop seul. Ils ont le sens de l’humour, Frankie apprécie. Le voici
donc embarqué dans l’aventure; la maison est jolie, le quartier agréable, les
frangines sympas, surtout Sue qui a son âge, et les parents font le job. Il y a
une grande famille élargie, des fêtes, des réunions, des sorties. Tout est
prétexte à rassembler ce petit monde. Voilà Frankie pris dans un tourbillon
d’affection bruyante. Il se fond avec délices dans le groupe qui le considère
bientôt comme le fils préféré. Une année passe, Frankie commence à respirer et
se met enfin à grandir : au sein de cette constellation aimante et bigarrée, il
n’a plus besoin de se faire tout petit. Parfois il se prend à oublier l’orphelinat,
Marsha et Madame Rogers. Il pense être sauvé : il a trouvé sa place. Mais le
destin le rattrape. Don perd son boulot, les parents doivent vendre la maison,
et Shirley recommence à travailler comme dentiste. Don est père au foyer mais
il plonge peu à peu dans la dépression et les trois mômes trinquent... La
famille tire le diable par la queue. Cinq personnes, c’est trop, il faut lâcher
du lest... Il faut lâcher Frankie, le denier arrivé dans cette galère. La mort
dans l’âme, Shirley et Don reconduisent le garçon à l’orphelinat, pour raison
économique. Le môme coûte trop cher, c’est un luxe qu’ils ne peuvent plus
s’offrir. Il faut reconnaître que les parents ont longuement discuté pour
choisir quel enfant adoptif ils éjecteraient de la montgolfière; avec son bol
habituel, Frankie a gagné... Normal que Sue l’ait emporté, elle jouera plus facilement
aux Barbies que Frankie et Don n’est plus en état d’imposer la parité... Dix-huit
mois se sont écoulés depuis que le gosse a quitté l’orphelinat. Il a déjà bien
changé, naïvement il avait commencé à croire au bonheur...
Entre chacune de ces tentatives malheureuses, l’enfant revient au camp de
base : l’orphelinat. C’est comme un internat où les mômes, hôtes involontaires
des services sociaux, sont assignés à résidence pour une durée indéterminée.
Pas de week-end à l’extérieur ni de vacances. La vie collective H 24... Tout un
programme. Aucune cellule familiale, aucun cocon où se réfugier les jours de
déprime. Derrière ces murs, tout est mutualisé, le chagrin, la joie, l’espoir,
le doute et surtout l’attente. Les enfants ressemblent à ces prisonniers tendus
vers une levée d’écrou problématique. Mais Celle-ci est souvent trompeuse,
comme le gamin l’a appris à ses dépens.
Frankie a presque quatorze ans maintenant. Il est assez frêle et d’une
taille inférieure à la moyenne : la vie ne lui a pas vraiment laissé la
possibilité de bien grandir, il a passé son temps à s’adapter et à attendre...
Il a presque atteint la date de péremption, comme un yaourt; sa validité est
beaucoup plus longue, comme celle des yaourts, mais les consommateurs se méfient,
faut les comprendre. Le droit à l’enfant est inscrit dans les mœurs, mais pas à
n’importe quel enfant, nul ne veut d’un môme ordinaire, médiocre, bas de
gamme...et c’est ce
Que Frankie pense de lui : il ne se trouve pas décoratif, il ne fait pas
rêver...
Il fait son show sur le podium, de son mieux, pour Madame Rogers et Marsha,
ses seuls supporters pendant les presque quatorze ans de sa misérable
existence. Il va échouer une nouvelle fois et il passera à l’orphelinat les
dernières années de sa minorité. Ensuite il s’engagera dans les Marines avant
de reprendre ses études. Puis il épousera Marsha et ils auront des enfants ...
Frankie est assis sur un banc quand la directrice vient le trouver. Elle arbore
un air joyeux, très inhabituel chez un membre du personnel des services sociaux
: ces travailleurs sont des rustines sur la chambre à air de la société, ils
permettent au système de fonctionner avec un semblant de justice. Madame Rogers
a encore desillusions, vraiment miraculeux à cinquante ans. Le gosse n’en a
plus depuis belle lurette.
—
Frankie, quelqu’un t’a remarqué pendant le défilé, si tu veux bien lui dire
un mot...
L’ado la regarde d’un air désabusé. Encore un velléitaire qui va jouer avec
ses sentiments et sa solitude... Mais le mec est là et le gratifie d’une
poignée de main franche et cordiale.
—
Je m’appelle Steve et j’aimerais bien qu’on fasse un essai pour voir si on
est compatibles.
Le garçon est étonné; Madame Rogers ne l’a pas présenté comme un cas
désespéré : personne n’a voulu de lui sur le long terme. Comme les produits de
contrefaçon, il ne fait pas d’usage... Le mec continue :
—
Si tu es OK, je viendrai te chercher bientôt; j’ai quinze jours de congé,
on pourra faire connaissance...
La directrice encourage d’un froncement de sourcils son poulain à tenter le
coup. Frankie est vraiment un cas, il va lui rester sur les bras jusqu’à sa
majorité, on ne peut pas se permettre de chipoter, si ce mec le veut, qu’il le
prenne... Ce sera un souci en moins. Frankie a compris le message muet et opine
du chef. Steve a fait le stage de trois jours, censé former les parents potentiels
à leur tâche. Il a de l’argent, c’est un bon candidat.
Le samedi suivant, Frankie va chercher son sac et le voilà parti pour le
royaume de Steve, un informaticien célibataire de quarante-deux ans. Le mec est
carré, sportif, énergique. Il n’a pas l’air de se prendre la tête; mais le
gamin ne voit pas trop comment s’inscrire dans son projet de vie, son
développement personnel. Que peut-il lui apporter comme supplément d’existence ?
Franchement, il ne pige pas. Dès son arrivée chez le type, ses doutes se confirment.
Si Frankie était quadragénaire, célibataire, avec un bon revenu, une belle
baraque, une bagnole classe, un bon job, il ne s’encombrerait pas d’un ado à
problèmes, refusé partout... Il prendrait un chien, un enfant qui ne grandit
pas, et il se ferait prêter des gosses à l’occasion, pour rendre service et
jouer au parent, mais il ne les implanterait pas à demeure, c’est trop de
boulot et trop de souci... Faut être libre de s’en débarrasser quand ils
deviennent gênants, et ils le deviennent, c’est juste une question de temps,
cela Frankie le sait d’expérience. Il a été très marqué par un fait-divers
d’une ironie tragique. Dans le Nebraska, en 2008, possibilité avait été donnée
d’abandonner légalement et anonymement son enfant dans les hôpitaux, sans avoir
à fournir la moindre explication. L’abandon de confort en quelque sorte. Les
services avaient été rapidement submergés : les gens affluaient d’autres états,
et des parents au bout du rouleau étaient même venus déposer leurs rejetons ados.
Il avait fallu rétropédaler d’urgence. Fausse bonne idée... Les tours
d’abandon, les fenêtres à bébé ont de beaux jours devant elles. Le marché de
l’enfant d’occasion prospère. La naissance d’un enfant n’est pas toujours un
événement heureux, même dans les pays riches.
Si le cadre de vie de Steve rappelle beaucoup celui de Shirley et Don au
temps de leur splendeur, l’environnement humain est totalement différent. Pas
de famille élargie, d’amis, de copains, de relations; en matière d’échanges, régime
sec. Steve est fils unique d’enfants uniques, l’arbre généalogique tient plus
du cyprès que du chêne... Frankie ne peut pas se fondre dans le groupe pour se
faire oublier, il n’y a que Steve, qui cultive l’art de la solitude. Le gosse
se demande comment il va pouvoir rester les quinze jours prévus dans ce qui ressemble
beaucoup à une prison dorée. Le mec l’emmène au base-ball, à la pêche, au resto
mais il ne le présente jamais à personne; juste bonjour bonsoir aux voisins et
basta. Le gamin se prend à penser à Madame Rogers et à Marsha; elles lui
manquent car elles font vraiment partie de sa pauvre histoire.
Un peu avant la fin de la première semaine, il n’y tient plus et saisit son
téléphone pour appeler Marsha. Comme lui, elle est arrivée au centre juste
après sa naissance et ils ne se sont plus vraiment quittés; entre quelques
intermèdes pseudo familiaux, elle a grandi à l’orphelinat. C’est la copine de
Frankie depuis toujours, son âme sœur, son autre moi, son double. Il adore son
rire clair et ses yeux qui dévorent la vie.
—
Marsha, tu vas bien ? J’avais envie d’entendre ta voix, je ne te dérange
pas ?
La petite le rassure en plaisantant.
—
Pas de rendez-vous avec le maire ou le procureur, t’inquiète. Je ne vais
pas entrer en réunion... T’es OK ?
Frankie voudrait avoir la force de mentir, il sait que Marsha s’inquiète
pour lui.
—C’est chouette ici, le mec me sort, mais question lien social, ça craint.
Tu me manques et madame Rogers aussi.
Consigne lui a été donnée de n’appeler qu’en cas de problème. A charge pour
lui de trouver ce que la directrice entend par problème...Mieux vaut donc
s’abstenir pour le moment.
Avec le temps, le garçon a appris à apprécier Janet Rogers. Elle veille
discrètement sur eux, sur leur santé, leur scolarité, leurs loisirs. Elle
s’efforce d’établir une relation personnelle avec chacun. Paradoxalement, les
difficultés causées par Marsha et Frankie ont resserré ses liens avec eux. Ce
ne sont pas ses chouchous mais presque... Elle les voit partir avec regret et les
retrouve avec joie, ses cas désespérés bien-aimés.
Le type sort le grand jeu pour Frankie. Il le traite comme un VIP. Il
l’emmène à Disney World et à un match de la NBA. L’enfant joue la comédie,
s’extasie et fait moult selfies. Il faut que le mec en ait pour son argent, il
a sacrifié un voyage à Hawaï. Frankie ne va pas faire la fine bouche. Steve
s’applique et met tout en œuvre pour lui plaire... Il essaie de se vendre, de
mimer le père copain, complice et cool... Mais il ne comprend pas ce qu’attend
l’orphelin, ce qui lui a manqué depuis la naissance, des parents aimants et
protecteurs. Une place dans la vie de quelqu’un, pour toujours.
Une semaine plus tard. Le garçon sonne à la porte de l’orphelinat. Madame
Rogers, toute surprise, prend son sac et le fait entrer. Frankie est fatigué,
il a fait du stop puis marché pour regagner le centre. Steve dort encore, il
n’a pas pu alerter la directrice.
L’ado s’écroule sur le canapé de la salle commune et dit d’un ton définitif
:
—
J’ai rendu Steve, il ne faisait pas l’affaire...
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