Comment vous dire ? Sale, ce
n'est pas le mot. Non. Foncé non plus. Taché encore moins. Ce n'est pas ça. Il
est plus unicolore, quand on y regarde bien, monochrome dans le ton. Maculé, souillé,
poissé ? Pas tout à fait. Y’a de l’idée, mais ça manque de précision. Corrompu,
serait presque juste. Mais non. Trop connoté. Donatien est... comment dire sans
choquer ni frôler le réactionnaire ? Je crois que le terme convenable est
plutôt : noir. Oui. À peu de choses près, c'est l’usage. Ça cerne bien le
personnage. Ni facile à dire, ni aisé à entendre. Mais bon. Il faut bien en
passer par là. Noir. C'est ça. Tout barbouillé de lui-même. Terne de peau.
Donatien est noir. Voilà, c’est dit. Oùlà, ce qu'il est noir, même !
L'incarnation d'une ombre. Le genre noir, profondément noir. Entendez noir Afrique,
quoi. En tout cas, noir pas d'ici. Pas de Normandie, ça non, on n’a
jamais vu un Viking de cette eau. Honnêtement, et sans sectarisme aucun, il
n'est pas notre genre. Le voilà, le fond de notre pensée, pour simplifier, de
façon neutre et détachée, sans animosité. Il n’est — juste — pas notre genre. Tout bonnement.
Pas de quoi en faire des caisses. Ça s’arrête là. Et tout le monde rentre chez
soi. Sans aller plus loin. Sans tomber plus bas. Entre gens de bonnes familles.
Question de bon sens.
Sauf qu’évidemment, ça n’est pas
si simple. Il y a toujours un hic avec ces gens-là. Monsieur s’obstine.
Monsieur s’infiltre. Monsieur s’installe. Chez nous. En plein cœur de Bellou-en-Houlme.
Mille habitants les années fécondes, tous blancs de souche. Alors ça fait
des vagues. Du ramdam dans la commune. Ça parlotte. Ça jase. Ça se retourne
dans la rue pour vérifier ses arrières, c’est normal, c’est humain. On est
plutôt lumières et lampions dans la bourgade, tout ce qui brille épate,
artifices et feux de joie. Alors la nuit, le noir, tout ça, ça nous inquiète un
tantinet. On n’aime pas être surpris. On n’aime pas qu’on nous cache des
choses. On veut que tout soit clair. Y’a un dicton dans le pays, qui dit qu’ « une
vache sans paix peut pas paître ». On tient à notre quiétude ici, bestiaux
autant qu’éleveurs, on fait qu’un, faut être apaisé de la caboche, relâché des
pattes aux pieds. Faut pas nous brusquer. Question de bon sens.
Après, je ne suis pas là pour idéaliser notre localité, pas
d’équivoque là-dessus, si l’on a bien une légère carence, c’est sûrement pour
le sens de l’accueil —
je le
concède volontiers —
mais franchement, on n’est pas méchants avec ça. C’est vrai qu’on aime bien la
chasse, ça, je l’admets, mais de façon culturelle, ancrée en nous, dans nos
gènes. Autant, le noir divise, autant la chasse, ici, ça fait l'unanimité,
c’est rassembleur. Une ferveur folle. Un rictus dans la misère. Faut s’y mettre
pour comprendre. Ce n’est pas pour autant qu’on doit se fermer à d’autres cultures.
Peut-être qu’avec son arc ou sa lance de zoulou, Donatien aurait beaucoup à
nous apprendre. Le truc, c’est qu’on ne le voit pas chasser. Il passe son temps
entre l’université et le chantier de Léon, pour payer ses études. La chasse, ça
n’a pas l’air de lui causer, au môme. Il rechigne bêtement au lieu de se mêler
à nous. « - Je dois réviser ». Foutaises ! Il ne s’intéresse pas. Aucun
effort. Aucune passion. C’est tout de même pas de notre faute s’il ne se trouve
nul centre d’intérêt dans le hameau. On ne l’incite pas à s’ennuyer, bon sang
de bonsoir ! Quand on cherche à s’intégrer, la moindre des choses, ça reste
tout de même de faire profil bas et d’aborder les traditions locales. On se
mêle. On se sent concerné. Surtout quand on a des origines pas évidentes.
Question de bon sens.
— Salut, mon Léon.
— ‘Jour, M’sieu l’maire.
Belle carabine que vous avez là !
— Merci. J’ai repris
l’ancienne, elle a fait ses preuves. Pis les cartouches sont pas identifiables
hé hé hé… On m’a signalé un sanglier dans le coin. Je veille au grain.
Ce n'est pas qu'on rechigne, qu'on ronchonne ou qu'on joue
les tatillons avec Donatien — attention, pas de méprise ni de procès d’intention
— mais bon,
quand la saucisse est bonne, pourquoi en changer la recette ? La région n’a
jamais été mal famée, manquerait plus que d’ouvrir la porte à de possibles
débordements. Inutile et irresponsable, voilà ce que j’en dis à qui
veut l’entendre. Et je le dis souvent. Je lâche ça sans à-priori en plus, je
n’associe pas noir à délinquance, je ne juge personne sans
connaître, je profère cette pensée uniquement par précaution. En
responsabilité, puisqu’on m’a confié les clefs de la ville, à hauteur de 85%
des suffrages. Je dis ça par anticipation. Par expérience aussi. Faut dire que
les seuls étrangers qu’on a croisés dans notre histoire récente, souhaitaient
tout de même nous envahir la prairie en nous bassinant avec la langue de
Goethe. Ça laisse des traces. Je ne sais pas si vous avez déjà entendu parler
l’ostrogoth —
je ne vous
le souhaite pas —
mais c’est râpeux, du genre gros rouge qui tache, âpre au palais et bien
bouchonné. On a la méfiance facile et la mémoire tenace dans la région. Alors,
entre nous, et sans véhémence aucune, faut bien admettre que les étrangers,
hein, on les préfère chez eux, ou alors en charpie, la gueule ouverte dans un
fossé. Question de bon sens.
— Satanés bestiaux ! Vont encor’ me
ratourner tout mon pré ! L’dernier pourceau est pas encor’ digéré qu’son p’tit
frère fait d’jà des ravages ! Vouvous souv’nez du gros noir de l’an passé,
M’sieu l’maire ? Pas une clôture pour l’arrêter ! Crénom de nom…
Puisqu’on parle arc-en-ciel, on en a rarement vu de si noirs
dans le coin. Oh la vache ! La première fois que j’ai biglé le Donatien auprès
de Léon, je crois bien que mes yeux ont croisé les bras. Ma fille Sophie aussi
a louché dessus. Pauvre bambine, ça a dû la dégoûter, un charbonneux du bulbe,
on ne devrait pas zieuter pareil spectacle avant sa majorité, elle était pas préparée.
On est resté figés, captifs, médusés, comme deux biches devant un fusil, ne
sachant qui prendrait la déflagration. Ah ça, le Donatien, il détonne dans le
paysage comme on dit. Je sentais la main de ma gamine qui serrait fort la
mienne, fort, plus fort que ça encore, ça lui faisait quelque chose à la
mioche, ça se sentait, on ne contrôle ni la peur ni le rejet, ce sont des réflexes
instinctifs. Elle tremblait dans sa p’tite robe rouge, dégotée sur le marché de
Flers, la seule robe rouge du coin. Face au seul homme noir du coin. À
croire que Stendhal fera toujours écho dans l’agglomération. J’ai tout de suite
senti que les ennuis allaient commencer sur Bellouen-Houlme. L’Orne ne
dormirait plus tranquille. Moi, en tout cas, le sommeil me manque depuis. Ce
type-là me provoque des haut-le-coeur. J’en ai le bras flasque, ça tambourine à
l’intérieur, ça me tiraille, je n’abaisse plus un cil, la cornée sèche,
j’observe, je scrute, je détaille, sur le qui-vive. J’ai le flair des limiers.
Question de bon sens.
— Dis donc, mon Léon,
Donatien n’est pas avec toi ?
— Le p’tiot est pas
encore d’attaque, j’ui ai lâché une heure de ronflette avant l’boulot. Il pique
un somme dans la grange. Faut dire qu’il fait sa journée d’étude avant de s’en
ratourner dans l’patelin. J’ui laisse piquer un roupillon chaque jour à
c’t’heure, j’veux pas tirer sur le tâcheron, c’est vraiment un bon garçon, une
aide précieuse pour l’chantier, besogneux et pas craintif avec ça. Un bon
façonnier !
— J’peux t’y y jeter un
oeil, à ton chantier ?
— Manquerait plus
qu’j’vous dise nan, M’sieu l’maire, z’êtes sur vot’e commune, r’gardez donc où
c’qu’vous voulez, si ça peut aider la communauté…
Salopiaud de Léon. C’est lui qui
nous l’a rameuté, le basané. Sous prétexte de main d’oeuvre. Soit disant qu’il
ne pouvait pas embaucher en local. Partout le même topo. « On manque d’ouvriers dans la
région, le secteur est en berne, la région désertée ». Comme si le p’tit Bastien n’était
pas assez finaud pour s’y mettre. Et le fils de Jean-Paul, là… Guillaume je
crois. Pas capable de pondre une chape de béton, celui-là ? Si on les poussait
un peu, ces benêts… il est bien là le problème. On a de la jeunesse qu’on ne
pousse plus à rien. Ça fait mumuse sur leurs machines. Une génération
désoeuvrée qui ne croît qu’à leurs appareils, qu’à l’internet, la publicité, la
programmation, la communication, comme si ça allait amener du brouzouf à la maison,
ça franchement ! C’est pas devant des écrans qu’on gagne de quoi grailler.
Question de bon sens.
Résultat ? L’invasion. C’est
comme ça qu’une commune respectable se retrouve avec un Donatien pour retaper
ses maisons à l’ancienne, bonifier son folklore. Dans le style d’antan. Mais il
y connaît quoi — Peau de Boudin — au terroir normand ?! Si c’est pour se
retrouver avec des cases en fumier séché à la place des briques, merci bien !
Le patrimoine se passera de l’Afrique. Déjà qu’on m’a dit qu’il jouait les
guérisseurs au village, rapport à son supposé cursus sur Caen. Le cliché de
l’ivoirien, Monsieur ferait des études qu’il finance grâce au bâtiment.
Boniments ! On la connaît l’entourloupe, la raison subreptice. Soit ça, soit le
mariage blanc. On m’enlèvera pas de l’idée qu’un ethnique, en France, ça
cherche plutôt des papiers que des diplômes ! Suffit de voir comment ils
soignent au pays, incantations, racines, superstitions et compagnie. La poudre
de perlimpinpin, c’est pas en France qu’on va leur fournir. En France, on
soigne, de façon scientifique, médicale et reconnue, on ne bricole pas ! On
laisse les sorciers et le vaudou aux livres. Y’a médecine et médecine. Question
de bon sens.
C’est pour ça. Quand je vois ce
tas de pavés. Là. Sur ce chantier. Je me dis qu’un bon maire saurait quoi en faire.
J’vois pas de casque ici. Pas chaussures de sécurité. Pas de lunettes. Et les normes
? Après tout, un ouvrier devrait peut-être faire plus attention. Un accident
est si vite arrivé dans le bâtiment. Le travail à la dure, ça laisse des gars
sur le carreau. Un noir sous le pavé, quelque part, ça arrive plus vite qu’on
ne le croit. Il suffirait de si peu. Une balle perdue pendant une battue au
sanglier. Ou un accident du travail. Ça retomberait sur Léon, ça. Connaissant
le gaillard, c’est pas le genre à avoir l’administratif bien net. Il paye son
noir ton sur ton, au black. Les déclarations, les autorisations, m’étonnerait
que tout soit à jour et bien légal. Il aurait de quoi vouloir masquer
l’affaire. Une chape de béton pour taire l’accident. Un beau parterre de pavés
pour bien oublier la journée. Ce serait pas la première, ni la dernière. Ah ça.
En campagne, on recouvre les trous plus vite qu’on ne les creuse. Question de
bon sens.
— Ça
va toujours, M’sieu l’maire ? Vous trouvez c’que vous voulez ? Quèque vous avez à fixer c’tas d’gravats ?
— Oh, j’élabore, Léon,
j’échafaude, tu sais comme je suis, jamais à court d’idée, toujours à travailler. Je conceptualise. J’imagine
le meilleur pour la commune.
— Ah, ça, z’êtes une
perle pour c’te village, M’sieu l’maire, faut dire qu’on a bin d’la
chance !
— Et je compte sur toi pour le
rappeler aux médisants, quand tu trinques avec, chez Gégé.
— Chuis vot’e gars,
M’sieu l’maire. D’toute façon, ils sont rares les opposants à l’ouvrir au bar.
Ça pour sûr que vous savez vous mett’e les gens dans l’pochon, vous êtes bin
l’seul à faire l’unanimité !
— Dis-moi, j’peux t’y le
réveiller ton manoeuvre, j’ai un mot à lui toucher. J’ai cru voir le sanglier.
J’ai besoin d’un oeil perçant et d’une ouïe fine pour dénicher l’animal.
— Viendez donc par en
bas, j’vous accompagne jusqu’à la grange, M’sieu l’maire. Va êt’e l’heure de
s’y coller, de toute façon. Le p’tiot a profité de son sieston, devrait être moins raplapla pour la
charpente. J’l’entends déjà qui s’agite en contre-bas.
Nous y voilà, Banania. Il s’agit
de la jouer fine à présent. Envoyer Léon chercher une carte dans la voiture. Ne
pas instiller le doute. Profiter que le p’tit soit dans le coaltar de sa
sieste. Lui demander de gagner les fourrés, et là, viser juste. Bam. Entre les
deux yeux. Simuler un accident. Faire culpabiliser Léon. Conclure qu’il faut
enfouir la vérité. Bétonnière. Un peu de sueur. La loi de la jungle. Les
élections. Quatrième mandat. Question de bon sens.
— Ah bah, tenez, r’gardez-moi un peu l’spectacle
qu’on nous offre, M’sieu l’maire, on y voit l’derrière, not’e gamin ! Pour
s’agiter, il s’agite bigrement ! DIS DONC, DONATIEN, RENCULOTTE-TOI DONC LA DIGNITÉ, ON
ARRIVE !
M’SIEU L’MAIRE VEUT TE CAUSER
! RANGE-MOI TON BAZAR ET LAISSE PARTIR TA COPINE ! J’l’entendais bien s’agiter,
le coquin, c’est qu’il est pas tout seul, le bougre de bourricot ! Il s’offrait une
p’tite récréation que je n’m’y connais pas ! Et moi qui pensais qu’il se reposait, ah ah ah.
Sacrés garnements, c’est bien d’leur âge ! Oh, je sens qu’la drôlesse va vite
nous piquer un fard !
Rouge
de honte, qu’elle va être, comme sa robe ! Vous avez vu sa robe, M’sieu
l’maire, y’en a qu’ont pas froid aux yeux ! Rouge comme ça. Ah, on peut
pas la louper ! Vu comme il la froisse en plus, le cochon…
Drôlesse ? Robe ? Rouge ? Non !
Pas rouge ! Pas aujourd’hui. Pas avec lui.
Bordel ! Mon bras. Mon bras me
lance. Mon bras. Mon…
— M’sieu
l’maire ! M’sieu l’maire ! Répondez ! Merde ! Donatien.
Vite, gamin ! Remballe ta
quille, M’sieu l’maire s’est effondré ! Il s’touche le bras. Il est tombé aussi
sec. J’ai vu assez d’canasson casser leur pipe pour dire qu’ça pue l’infractus
! C’est l’moment d’nous
prouver qu’tu
fais des études, mon p’tiot, on a besoin d’toi ! Grouille.
— Papa ? … Papa !
— Calme-toi, Sophie, c’est
surtout pas le moment de paniquer, au contraire, monsieur Léon, Sophie, je veux votre sang froid
à tous deux. Ton père est un costaud, il va s’en tirer, y’a pas de raison, je suis là. Appelle
le 15 en parlant calmement, signale-leur un infarctus sur Bellouen-Houlme. Crise cardiaque
sur le chantier. Donne bien l’adresse de la ferme. Près de la Poste, ils trouveront plus rapidement.
— Non, mais qu’est-ce tu faisais avec sa fifille, au
maire, gamin ?
— On vit, monsieur Léon,
on vit. On ne fait rien de mal. C’est vraiment pas le plus urgent, si vous voulez mon avis ! Aidez-moi à le retourner s’il
vous plaît, il pèse une tonne. En vitesse. Chaque seconde compte !
— Mazette ! Oui, ç’a du beau
bestiau ! On sent l’poids des électeurs ! Heula… on le ratourne sur quel côté, gamin ?
— Sur le dos, voyons, monsieur
Léon, je vais lui prodiguer un massage cardiaque, pendant que Sophie appelle
les secours.
Hmm. Voilà… Comme ça, parfait. C’est parti. Un, deux, trois, quatre… un, deux,
trois, quatre… Il est dans le bon sens, monsieur Léon, un, deux, trois, quatre,
il est dans
le bon sens.
—Oh, ça, c’est toujours
une question de bon sens, avec c’t’homme-là !
— Un, deux, trois,
quatre… Oui, monsieur Léon, un, deux, trois, quatre… sauf qu’à présent, c’est
plutôt une question de temps. Un, deux, trois, quatre… guettez les secours,
monsieur Léon, notre
maire a besoin de vous, un, deux, trois, quatre, on va le sauver, ce bon maire
! Il en gagnera
d’autres, des mandats, parole d’homme ! Une si bonne patte, y’a pas de raison
qu’on le
sauve pas ! Allez, beau-papa,
on s’accroche !
On a tant de belles choses à se dire.
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