mardi 2 juillet 2019

Question de bon sens, de Mickaël Feugray


Comment vous dire ? Sale, ce n'est pas le mot. Non. Foncé non plus. Taché encore moins. Ce n'est pas ça. Il est plus unicolore, quand on y regarde bien, monochrome dans le ton. Maculé, souillé, poissé ? Pas tout à fait. Y’a de l’idée, mais ça manque de précision. Corrompu, serait presque juste. Mais non. Trop connoté. Donatien est... comment dire sans choquer ni frôler le réactionnaire ? Je crois que le terme convenable est plutôt : noir. Oui. À peu de choses près, c'est l’usage. Ça cerne bien le personnage. Ni facile à dire, ni aisé à entendre. Mais bon. Il faut bien en passer par là. Noir. C'est ça. Tout barbouillé de lui-même. Terne de peau. Donatien est noir. Voilà, c’est dit. Oùlà, ce qu'il est noir, même ! L'incarnation d'une ombre. Le genre noir, profondément noir. Entendez noir Afrique, quoi. En tout cas, noir pas d'ici. Pas de Normandie, ça non, on n’a jamais vu un Viking de cette eau. Honnêtement, et sans sectarisme aucun, il n'est pas notre genre. Le voilà, le fond de notre pensée, pour simplifier, de façon neutre et détachée, sans animosité. Il n’est — juste pas notre genre. Tout bonnement. Pas de quoi en faire des caisses. Ça s’arrête là. Et tout le monde rentre chez soi. Sans aller plus loin. Sans tomber plus bas. Entre gens de bonnes familles. Question de bon sens.

Sauf qu’évidemment, ça n’est pas si simple. Il y a toujours un hic avec ces gens-là. Monsieur s’obstine. Monsieur s’infiltre. Monsieur s’installe. Chez nous. En plein cœur de Bellou-en-Houlme. Mille habitants les années fécondes, tous blancs de souche. Alors ça fait des vagues. Du ramdam dans la commune. Ça parlotte. Ça jase. Ça se retourne dans la rue pour vérifier ses arrières, c’est normal, c’est humain. On est plutôt lumières et lampions dans la bourgade, tout ce qui brille épate, artifices et feux de joie. Alors la nuit, le noir, tout ça, ça nous inquiète un tantinet. On n’aime pas être surpris. On n’aime pas qu’on nous cache des choses. On veut que tout soit clair. Y’a un dicton dans le pays, qui dit qu’ « une vache sans paix peut pas paître ». On tient à notre quiétude ici, bestiaux autant qu’éleveurs, on fait qu’un, faut être apaisé de la caboche, relâché des pattes aux pieds. Faut pas nous brusquer. Question de bon sens.

Après, je ne suis pas là pour idéaliser notre localité, pas d’équivoque là-dessus, si l’on a bien une légère carence, c’est sûrement pour le sens de l’accueil je le concède volontiers — mais franchement, on n’est pas méchants avec ça. C’est vrai qu’on aime bien la chasse, ça, je l’admets, mais de façon culturelle, ancrée en nous, dans nos gènes. Autant, le noir divise, autant la chasse, ici, ça fait l'unanimité, c’est rassembleur. Une ferveur folle. Un rictus dans la misère. Faut s’y mettre pour comprendre. Ce n’est pas pour autant qu’on doit se fermer à d’autres cultures. Peut-être qu’avec son arc ou sa lance de zoulou, Donatien aurait beaucoup à nous apprendre. Le truc, c’est qu’on ne le voit pas chasser. Il passe son temps entre l’université et le chantier de Léon, pour payer ses études. La chasse, ça n’a pas l’air de lui causer, au môme. Il rechigne bêtement au lieu de se mêler à nous. « - Je dois réviser ». Foutaises ! Il ne s’intéresse pas. Aucun effort. Aucune passion. C’est tout de même pas de notre faute s’il ne se trouve nul centre d’intérêt dans le hameau. On ne l’incite pas à s’ennuyer, bon sang de bonsoir ! Quand on cherche à s’intégrer, la moindre des choses, ça reste tout de même de faire profil bas et d’aborder les traditions locales. On se mêle. On se sent concerné. Surtout quand on a des origines pas évidentes. Question de bon sens.
Salut, mon Léon.
— ‘Jour, M’sieu l’maire. Belle carabine que vous avez là !
— Merci. J’ai repris l’ancienne, elle a fait ses preuves. Pis les cartouches sont pas identifiables hé hé hé… On m’a signalé un sanglier dans le coin. Je veille au grain.

Ce n'est pas qu'on rechigne, qu'on ronchonne ou qu'on joue les tatillons avec Donatien — attention, pas de méprise ni de procès d’intention — mais bon, quand la saucisse est bonne, pourquoi en changer la recette ? La région n’a jamais été mal famée, manquerait plus que d’ouvrir la porte à de possibles débordements. Inutile et irresponsable, voilà ce que j’en dis à qui veut l’entendre. Et je le dis souvent. Je lâche ça sans à-priori en plus, je n’associe pas noir à délinquance, je ne juge personne sans connaître, je profère cette pensée uniquement par précaution. En responsabilité, puisqu’on m’a confié les clefs de la ville, à hauteur de 85% des suffrages. Je dis ça par anticipation. Par expérience aussi. Faut dire que les seuls étrangers qu’on a croisés dans notre histoire récente, souhaitaient tout de même nous envahir la prairie en nous bassinant avec la langue de Goethe. Ça laisse des traces. Je ne sais pas si vous avez déjà entendu parler l’ostrogoth je ne vous le souhaite pas — mais c’est râpeux, du genre gros rouge qui tache, âpre au palais et bien bouchonné. On a la méfiance facile et la mémoire tenace dans la région. Alors, entre nous, et sans véhémence aucune, faut bien admettre que les étrangers, hein, on les préfère chez eux, ou alors en charpie, la gueule ouverte dans un fossé. Question de bon sens.
Satanés bestiaux ! Vont encor’ me ratourner tout mon pré ! L’dernier pourceau est pas encor’ digéré qu’son p’tit frère fait d’jà des ravages ! Vouvous souv’nez du gros noir de l’an passé, M’sieu l’maire ? Pas une clôture pour l’arrêter ! Crénom de nom…

Puisqu’on parle arc-en-ciel, on en a rarement vu de si noirs dans le coin. Oh la vache ! La première fois que j’ai biglé le Donatien auprès de Léon, je crois bien que mes yeux ont croisé les bras. Ma fille Sophie aussi a louché dessus. Pauvre bambine, ça a dû la dégoûter, un charbonneux du bulbe, on ne devrait pas zieuter pareil spectacle avant sa majorité, elle était pas préparée. On est resté figés, captifs, médusés, comme deux biches devant un fusil, ne sachant qui prendrait la déflagration. Ah ça, le Donatien, il détonne dans le paysage comme on dit. Je sentais la main de ma gamine qui serrait fort la mienne, fort, plus fort que ça encore, ça lui faisait quelque chose à la mioche, ça se sentait, on ne contrôle ni la peur ni le rejet, ce sont des réflexes instinctifs. Elle tremblait dans sa p’tite robe rouge, dégotée sur le marché de Flers, la seule robe rouge du coin. Face au seul homme noir du coin. À croire que Stendhal fera toujours écho dans l’agglomération. J’ai tout de suite senti que les ennuis allaient commencer sur Bellouen-Houlme. L’Orne ne dormirait plus tranquille. Moi, en tout cas, le sommeil me manque depuis. Ce type-là me provoque des haut-le-coeur. J’en ai le bras flasque, ça tambourine à l’intérieur, ça me tiraille, je n’abaisse plus un cil, la cornée sèche, j’observe, je scrute, je détaille, sur le qui-vive. J’ai le flair des limiers. Question de bon sens.
— Dis donc, mon Léon, Donatien n’est pas avec toi ?
— Le p’tiot est pas encore d’attaque, j’ui ai lâché une heure de ronflette avant l’boulot. Il pique un somme dans la grange. Faut dire qu’il fait sa journée d’étude avant de s’en ratourner dans l’patelin. J’ui laisse piquer un roupillon chaque jour à c’t’heure, j’veux pas tirer sur le tâcheron, c’est vraiment un bon garçon, une aide précieuse pour l’chantier, besogneux et pas craintif avec ça. Un bon façonnier !
— J’peux t’y y jeter un oeil, à ton chantier ?
— Manquerait plus qu’j’vous dise nan, M’sieu l’maire, z’êtes sur vot’e commune, r’gardez donc où c’qu’vous voulez, si ça peut aider la communauté…

Salopiaud de Léon. C’est lui qui nous l’a rameuté, le basané. Sous prétexte de main d’oeuvre. Soit disant qu’il ne pouvait pas embaucher en local. Partout le même topo. « On manque d’ouvriers dans la région, le secteur est en berne, la région désertée ». Comme si le p’tit Bastien n’était pas assez finaud pour s’y mettre. Et le fils de Jean-Paul, là… Guillaume je crois. Pas capable de pondre une chape de béton, celui-là ? Si on les poussait un peu, ces benêts… il est bien là le problème. On a de la jeunesse qu’on ne pousse plus à rien. Ça fait mumuse sur leurs machines. Une génération désoeuvrée qui ne croît qu’à leurs appareils, qu’à l’internet, la publicité, la programmation, la communication, comme si ça allait amener du brouzouf à la maison, ça franchement ! C’est pas devant des écrans qu’on gagne de quoi grailler. Question de bon sens.

Résultat ? L’invasion. C’est comme ça qu’une commune respectable se retrouve avec un Donatien pour retaper ses maisons à l’ancienne, bonifier son folklore. Dans le style d’antan. Mais il y connaît quoi — Peau de Boudin — au terroir normand ?! Si c’est pour se retrouver avec des cases en fumier séché à la place des briques, merci bien ! Le patrimoine se passera de l’Afrique. Déjà qu’on m’a dit qu’il jouait les guérisseurs au village, rapport à son supposé cursus sur Caen. Le cliché de l’ivoirien, Monsieur ferait des études qu’il finance grâce au bâtiment. Boniments ! On la connaît l’entourloupe, la raison subreptice. Soit ça, soit le mariage blanc. On m’enlèvera pas de l’idée qu’un ethnique, en France, ça cherche plutôt des papiers que des diplômes ! Suffit de voir comment ils soignent au pays, incantations, racines, superstitions et compagnie. La poudre de perlimpinpin, c’est pas en France qu’on va leur fournir. En France, on soigne, de façon scientifique, médicale et reconnue, on ne bricole pas ! On laisse les sorciers et le vaudou aux livres. Y’a médecine et médecine. Question de bon sens.

C’est pour ça. Quand je vois ce tas de pavés. Là. Sur ce chantier. Je me dis qu’un bon maire saurait quoi en faire. J’vois pas de casque ici. Pas chaussures de sécurité. Pas de lunettes. Et les normes ? Après tout, un ouvrier devrait peut-être faire plus attention. Un accident est si vite arrivé dans le bâtiment. Le travail à la dure, ça laisse des gars sur le carreau. Un noir sous le pavé, quelque part, ça arrive plus vite qu’on ne le croit. Il suffirait de si peu. Une balle perdue pendant une battue au sanglier. Ou un accident du travail. Ça retomberait sur Léon, ça. Connaissant le gaillard, c’est pas le genre à avoir l’administratif bien net. Il paye son noir ton sur ton, au black. Les déclarations, les autorisations, m’étonnerait que tout soit à jour et bien légal. Il aurait de quoi vouloir masquer l’affaire. Une chape de béton pour taire l’accident. Un beau parterre de pavés pour bien oublier la journée. Ce serait pas la première, ni la dernière. Ah ça. En campagne, on recouvre les trous plus vite qu’on ne les creuse. Question de bon sens.

Ça va toujours, M’sieu l’maire ? Vous trouvez c’que vous voulez ? Quèque vous avez à fixer c’tas d’gravats ?
— Oh, j’élabore, Léon, j’échafaude, tu sais comme je suis, jamais à court d’idée, toujours à travailler. Je conceptualise. J’imagine le meilleur pour la commune.
— Ah, ça, z’êtes une perle pour c’te village, M’sieu l’maire, faut dire qu’on a bin d’la
chance !
Et je compte sur toi pour le rappeler aux médisants, quand tu trinques avec, chez Gégé.
— Chuis vot’e gars, M’sieu l’maire. D’toute façon, ils sont rares les opposants à l’ouvrir au bar. Ça pour sûr que vous savez vous mett’e les gens dans l’pochon, vous êtes bin l’seul à faire l’unanimité !
Dis-moi, j’peux t’y le réveiller ton manoeuvre, j’ai un mot à lui toucher. J’ai cru voir le sanglier. J’ai besoin d’un oeil perçant et d’une ouïe fine pour dénicher l’animal.
— Viendez donc par en bas, j’vous accompagne jusqu’à la grange, M’sieu l’maire. Va êt’e l’heure de s’y coller, de toute façon. Le p’tiot a profité de son sieston, devrait être moins raplapla pour la charpente. J’l’entends déjà qui s’agite en contre-bas.

Nous y voilà, Banania. Il s’agit de la jouer fine à présent. Envoyer Léon chercher une carte dans la voiture. Ne pas instiller le doute. Profiter que le p’tit soit dans le coaltar de sa sieste. Lui demander de gagner les fourrés, et là, viser juste. Bam. Entre les deux yeux. Simuler un accident. Faire culpabiliser Léon. Conclure qu’il faut enfouir la vérité. Bétonnière. Un peu de sueur. La loi de la jungle. Les élections. Quatrième mandat. Question de bon sens.

Ah bah, tenez, r’gardez-moi un peu l’spectacle qu’on nous offre, M’sieu l’maire, on y voit l’derrière, not’e gamin ! Pour s’agiter, il s’agite bigrement ! DIS DONC, DONATIEN, RENCULOTTE-TOI DONC LA DIGNITÉ, ON ARRIVE ! M’SIEU L’MAIRE VEUT TE CAUSER ! RANGE-MOI TON BAZAR ET LAISSE PARTIR TA COPINE ! J’l’entendais bien s’agiter, le coquin, c’est qu’il est pas tout seul, le bougre de bourricot ! Il s’offrait une p’tite récréation que je n’m’y connais pas ! Et moi qui pensais qu’il se reposait, ah ah ah. Sacrés garnements, c’est bien d’leur âge ! Oh, je sens qu’la drôlesse va vite nous piquer un fard ! Rouge de honte, qu’elle va être, comme sa robe ! Vous avez vu sa robe, M’sieu l’maire, y’en a qu’ont pas froid aux yeux ! Rouge comme ça. Ah, on peut pas la louper ! Vu comme il la froisse en plus, le cochon…

Drôlesse ? Robe ? Rouge ? Non ! Pas rouge ! Pas aujourd’hui. Pas avec lui.

Bordel ! Mon bras. Mon bras me lance. Mon bras. Mon…

M’sieu l’maire ! M’sieu l’maire ! Répondez ! Merde ! Donatien. Vite, gamin ! Remballe ta quille, M’sieu l’maire s’est effondré ! Il s’touche le bras. Il est tombé aussi sec. J’ai vu assez d’canasson casser leur pipe pour dire qu’ça pue l’infractus ! C’est l’moment d’nous prouver qu’tu fais des études, mon p’tiot, on a besoin d’toi ! Grouille.
Papa ? … Papa !
Calme-toi, Sophie, c’est surtout pas le moment de paniquer, au contraire, monsieur Léon, Sophie, je veux votre sang froid à tous deux. Ton père est un costaud, il va s’en tirer, y’a pas de raison, je suis là. Appelle le 15 en parlant calmement, signale-leur un infarctus sur Bellouen-Houlme. Crise cardiaque sur le chantier. Donne bien l’adresse de la ferme. Près de la Poste, ils trouveront plus rapidement.
Non, mais qu’est-ce tu faisais avec sa fifille, au maire, gamin ?
— On vit, monsieur Léon, on vit. On ne fait rien de mal. C’est vraiment pas le plus urgent, si vous voulez mon avis ! Aidez-moi à le retourner s’il vous plaît, il pèse une tonne. En vitesse. Chaque seconde compte !
Mazette ! Oui, ç’a du beau bestiau ! On sent l’poids des électeurs ! Heula… on le ratourne sur quel côté, gamin ?
Sur le dos, voyons, monsieur Léon, je vais lui prodiguer un massage cardiaque, pendant que Sophie appelle les secours. Hmm. Voilà… Comme ça, parfait. C’est parti. Un, deux, trois, quatre… un, deux, trois, quatre… Il est dans le bon sens, monsieur Léon, un, deux, trois, quatre, il est dans le bon sens.
—Oh, ça, c’est toujours une question de bon sens, avec c’t’homme-là !
— Un, deux, trois, quatre… Oui, monsieur Léon, un, deux, trois, quatre… sauf qu’à présent, c’est plutôt une question de temps. Un, deux, trois, quatre… guettez les secours, monsieur Léon, notre maire a besoin de vous, un, deux, trois, quatre, on va le sauver, ce bon maire ! Il en gagnera d’autres, des mandats, parole d’homme ! Une si bonne patte, y’a pas de raison qu’on le sauve pas ! Allez, beau-papa, on s’accroche ! On a tant de belles choses à se dire.

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