mardi 4 juin 2013

Dans les vignes du Saigneur

Les vendanges sont terminées.
            Quinze jours durant, ils ont trimé à remonter, rang après rang, les coteaux du domaine sous un soleil ardent, criant fièrement « panier ! » lorsque le leur était plein, impatients des lenteurs des porteurs.
            Dès les premières grappes coupées, chaque minute compte en effet. C'est la course pour les transporter, du panier du coupeur à la caisse du videur ; de la caisse du videur à la carriole, par le porteur ; à l’entrée du cellier par le chauffeur qui brinquebale sur les ornières du chemin. Puis vers la cuverie par les déchargeurs ; dans l'égrappoir par d'autres videurs ; dans la cuve, enfin, qui se remplit des premiers raisins.
            Ils ont chanté et plaisanté pour se donner du courage, bénissant le cri salvateur : « La pause au bout du rang ! » qui les laisse sur place, le dos martyrisé, les doigts poisseux, l’arrière-train reposant sur les seaux retournés en guise de siège.
            Les vendanges généreuses s’achèvent aujourd’hui. On les fête ce soir dans la salle commune. Les femmes du village ont dressé sur des tréteaux de lourds panneaux de bois recouverts de draps blancs. Garçons et filles s’attablent joyeux devant les plats roboratifs, abusant du jus de première presse ; de vin ancien aussi, parce que le travail donne soif. Tout à l’heure, ils danseront autour d'un feu de sarments, jusqu’au petit matin, malgré la fatigue.
            Partout flotte l'odeur entêtante du moût – mélange d’âcre et de douceâtre – qui monte des pressoirs, la nuit, jusqu’aux mansardes aménagées en dortoirs.

°°°
            Elle est allongée, dans le désordre d’un lit défait, au fond de l’alcôve d’une chambre à l’étage, creusant de son corps nu l’édredon gonflé de plumes. Elle fixe de ses yeux grands ouverts le dos puissant de l’homme assis près de l’âtre qui fume et craque – les nuits sont déjà fraîches mi-octobre. Dans les plis de sa robe de faille vert pomme, négligemment jetée sur le bras d’un fauteuil, de courtes flammèches allument en se volatilisant des reflets mordorés.
            Lui, est installé devant une table ronde. C’est le maître de chai. Celui qui règne sans partage sur le vin de la propriété. Qui l’élève, l’estime, lui prodigue des soins jaloux, de l’entrée du raisin en cave jusqu’à la mise en flacons. De haute taille, le teint fleuri, le sourcil touffu, il inspire le respect et la crainte.
            Il ne s’est pas mêlé aux convives du banquet dont la rumeur festive s'élève en rafales jusqu'à lui. Il a, pour l'heure, mieux à faire. Il rédige avec application, d’une écriture aux pleins et déliés désuets, une note de dégustation sur un épais cahier :
            Robe : brillante, or pâle avec de légères nuances vertes. Nez ...
            Il hésite, s’interrompt, se lève en repoussant son siège avec rudesse, se dirige vers elle qui gît au creux de la ruelle, l’examine en silence. Elle se tient immobile. Les yeux écarquillés. Qui le scrutent sans ciller. Un mince filet d'écume raisinée coule en séchant de la commissure de ses lèvres gourmandes. Il retourne à sa table et complète sa fiche :
            Nez : fin et délicat. Bouche : fraîche, souple et raffinée.
            Et conclut : A consommer sans délai.
            Il se rencogne ensuite et baisse les paupières.

°°°
            Elle était arrivée au lendemain du ban, mêlée au petit groupe des saisonniers venus de l’Est, engagés par le chef de culture. Un cinq octobre, les vendanges sont précoces. L’été avait été si beau !
            Il l’avait remarquée au premier regard. Blonde, racée, des jambes interminables, les yeux dorés pailletés d’émeraude, la bouche ronde, sensuelle. Un nez bien dessiné. Le corps souple et énergique au maintien élégant, enveloppé d'un frais parfum où se devinaient quelques notes fruitées doublées d’une jolie touche vanillée. Son profil est parfait.
            « Ce sera elle. »
            Il a fait son choix, sans hésiter, comme chaque année en début de campagne. Il sait d’expérience et de flair ce qui est bon pour sa vigne.
            Il a ensuite patiemment attendu ce dernier soir qui précède la paie et la dispersion des équipes, pour l'inviter à célébrer en tête à tête la récolte nouvelle, selon le cérémonial qu'il avait établi.
            Elle a dit oui. Comment lui refuser ? Le maître de chai sait se faire obéir. Le vin aidant, la belle n’a pu lui résister longtemps. Il lui a fait l’amour avec soin, comme le vigneron prépare sa terre entre les ceps,  défonçant de son soc la motte brune. Passant et repassant dans le sillon, avec application.
            Puis il l’a serrée. Fort. Très fort. A lui couper le souffle.
            « Le vin de l’an prochain sera à son image » dit-il, satisfait, avant d’aller tirer de l’étagère son précieux cahier de dégustation.

°°°

            Demain, à l'aube terne, quand le domaine sera plongé dans un profond sommeil, il ira la coucher sous la terre de sa vigne, tout à côté des autres. Et si l’on s’interroge sur sa disparition, il dira... (Mais qui remarquera l’absence de l’étrangère ?)

            Lorsque le vin futur sera tiré, on s’écriera, le dégustant :
            « Quel diable d’homme ce Fourchaud ! Comment fait-il pour nous servir chaque année un vin exceptionnel ? Regardez sa robe... elle est brillante, or pâle avec de légères nuances vertes, le nez est fin et délicat, la bouche  fraîche, souple et raffinée, d’une agréable longueur. Un chablis bien typé, élégant et très pur. Une grande année, assurément, à boire tout de suite ! »

BENEZET Paul (Le Cap d'Antibes)

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